Université Paris-Sorbonne(Paris-IV) Agence Nationale de la Recherche
Speaker: Jeanne-Marie Hostiou , Sophie Vasset , Alexis Tadié
Compte-rendu par Pierre Labrune, Clara Manco, Cécilia Laurin et Caroline Descotes.
Introduction par Carle Bonnafou-Murat (président par intérim de l’université Paris 3-Sorbonne nouvelle), Isabelle Bertola (directrice du Mouffetard – Théâtre des arts de la marionnette), Alain Viala (professeur à l’université d’Oxford, membre du comité de pilotage de l’équipe ANR AGON), Bénédicte Louvat-Molozay (membre de l’IRCL et maître de conférences à l’université Paul Valéry-Montpellier 3), Jeanne-Marie Hostiou (maître de conférences à l’université Paris 3-Sorbonne nouvelle) et Sophie Vasset (maître de conférences à l’université Paris-Diderot).
(Compte-rendu par Pierre Labrune)
• Tiphaine Karsenti, « Le Mythe de Troie dans les tragédies françaises de 1563 à 1715 »
Tiphaine Karsenti a présenté une étude des variations sur le sacrifice de Polyxène dans cinq tragédies françaises des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Elle cherchait à montrer les enjeux à l'œuvre dans ces réécritures d'une scène topique de dispute au sujet de la princesse troyenne. L'exposé a débuté par un bref rappel des sources antiques du motif, à savoir Hécube, d'Euripide, et Les Troyennes de Sénèque, afin de mettre en valeur la différence entre ces deux modèles : chez Euripide, il n'y a pas de véritable débat quant au sacrifice de la Troyenne, alors que Sénèque propose une véritable défense de Polyxène au nom des valeurs stoïciennes. Chez le tragique grec, l'intérêt général que prône Ulysse l'emporte assez rapidement sur l'amour indigne d'Agamemnon tandis que chez l'auteur latin, le sacrifice réclamé par Pyrrhus afin d'honorer son père apparaît comme un acte injuste et inspiré par la fougue qui n'est finalement accompli qu'après l'intervention d'un devin exprimant la volonté des Dieux.
L'étude de la scène de la dispute au sujet de Polyxène dans ces cinq tragédies permet de percevoir une véritable évolution dramaturgique au tournant des années 1640. En effet, alors que les deux premières pièces du corpus étudié, la Troade de Robert Garnier [1579] et la Polixène de Claude Billard de Courgenay [1607] présentent des scènes de disputes où les personnages échangent des sentences, la Troade de Sallebray [1640], celle de Pradon [1679] et la Polyxène d'Antoine de la Fosse [1686] tendent à abréger la dispute héritée de Sénèque pour laisser place à l'action.
Les intentions didactiques de Garnier et de Billard sont claires puisqu'ils mettent en scène une opposition franche entre Agamemnon et Pyrrhus pour le premier et Pyrrhus et Nestor pour le dernier. Robert Garnier présente un roi grec sentencieux et pacifiste s'opposant à toute forme de violence tandis que Billard oppose Pyrrhe, figure du furieux sénéquien, à Nestor, la figure du vieux sage, qui tend à promouvoir un néo-stoïcisme typique de la période succédant aux guerres de religion.
La Troade de Sallebray peut être considérée comme une pièce de transition puisqu'on y retrouve des éléments de la scène agonistique héritée de Sénèque mais que cette dernière est abrégée afin de laisser place à l'action et à un monologue d'Agamemnon révélant son amour. On voit donc à travers cet exemple que, dans les années 1630-1640, la dispute didactique disparaît progressivement afin de laisser place au primat de l'action et des passions.
Cette évolution de la dispute didactique en affrontement entre deux passions est mise en évidence par les deux dernières pièces du corpus. En effet, Pradon renforce la dimension amoureuse du conflit grâce à une construction en chiasme puisqu'il oppose à Pyrrhus qui aime Andromaque et veut faire mourir Polyxène Ulysse qui aime Polyxène et souhaite la mort d'Astyanax. Antoine de la Fosse, dans sa Polyxène, change la donne puisqu'il fait de Pyrrhus et de Polyxène des amoureux et que Polyxène se jette finalement sur l'épée de Pyrrhus qui refuse de la tuer afin de mettre fin à cet amour interdit. Le sacrifice barbare se transforme en mort héroïque. En d'autres termes, la dispute, dans cette pièce, a lieu entre les amants et il s'agit d'une opposition entre la tendresse galante de la passion amoureuse et la grandeur des valeurs héroïques. Pyrrhus, incarnation de la tragédie galante, se confronte aux valeurs héroïques des Troyens.
• Martial Poirson, « L'allégorie théâtrale au secours du débat d'idées à l'âge classique : continuation de la lutte symbolique par d'autres moyens »
Martial Poirson a présenté une étude d'un corpus souvent peu considéré, à savoir les comédies allégoriques à vocation agonistique du long XVIIIe siècle. En effet, ces pièces mettent en scène les conflits qui ont agité la France de l'époque et sont le lieu propice d'une réflexion méta-théâtrale. Dans ces pièces, c'est la possibilité d'une analogie entre les disputes dans le monde et leurs versions scéniques qui est en jeu.
Dans les comédies allégoriques, le dispositif théâtral mis en œuvre est assez spécifique puisque des figures allégoriques sont mélangées à des figures traditionnelles de la comédie et que toute la dramaturgie se trouve inféodée aux visées allégoriques du dramaturge. En d'autres termes, l'allégorie tend à impliquer le spectateur davantage dans la pièce et à reconfigurer le pacte de créance. En effet, dans ces comédies allégoriques, les conditions de la représentation théâtrale sont souvent à l'origine de la forme et du sujet de cette même représentation.
Parmi les comédies allégoriques, la comédie à audience, où la scène devient semblable à un tribunal et où le public devient le souverain juge de la représentation en cours, est d’une importance particulière. Le pacte allégorique y est en effet complètement rompu puisque la pièce n'a de cesse de renvoyer à elle-même, ce qui peut cependant lui permettre d'aborder d'autres sujets polémiques. Le public devient donc à la fois un juge impartial et pur et un personnage soumis à diverses pressions. La comédie allégorique à audience tend donc à reconfigurer sans cesse les rapports entre la salle et le plateau.
La structure fondamentalement aporétique de ces comédies allégoriques qui transforment le théâtre non en un espace consensuel mais en une place publique de débats, notamment lorsqu'elles prennent la forme de comédies à audience. Cela est d'autant plus frappant que ces comédies ont connu leur heure de gloire juste avant l'avènement du tribunal comme instance de légitimation politique sous l'Empire.
• Emmanuele de Luca, « La Dispute du tragique et du comique au milieu du XVIIIe siècle »
Emmanuele de Luca a commencé par rappeler les conflits opposant la Comédie-Italienne et la Comédie-Française au XVIIIe siècle. En 1732, le roi trancha finalement en faveur des Comédiens Français en interdisant à la Comédie-Italienne de produire autre chose que des pièces italiennes et des parodies. Cependant, le genre parodique a permis aux auteurs travaillant pour les Comédiens Italiens d'aborder les disputes du siècle de façon très originale en articulant des discours dramatiques, théoriques, et poétiques. C'est en gardant ce contexte à l'esprit qu’il s’agit d’aborder un cas particulier de parodie, La Dispute du tragique et du comique, de Riccoboni et Romagnesi.
Cette pièce, qui est d'abord une parodie du Mahomet Second de Sauvé de la Noue, permet en fait aux auteurs, grâce à la transposition parodique, de prendre position dans les débats qui agitaient le monde du théâtre au XVIIIe siècle. En effet, puisque le personnel royal de la tragédie est transformé en acteurs de la comédie-fran çaise, Riccoboni et Romagnesi peuvent développer une pensée méta-théâtrale. Premièrement, la parodie permet aux Italiens de se moquer des Français, et, deuxièmement, sur le plan allégorique, la pièce est une charge contre ce que les auteurs perçoivent comme des dérives du théâtre du XVIIIe siècle. Outre que les auteurs commencent la pièce par une attaque contre les conventions invraisemblables de la tragédie en mettant en valeur l'artificialité des rôles de confident, la transformation de Mahomet en acteur tragique et du personnage d'Irène, la chrétienne aimée du Sultan, en actrice comique nommée Agnès est l'occasion pour les auteurs italiens de dénoncer la porosité des genres au XVIIIe siècle. L'acteur tragique amoureux de l'actrice comique représente un dévoiement des deux genres, la tragédie devenant romanesque et amoureuse et la comédie pathétique et larmoyante. Au dénouement de la parodie, l'acteur tragique tue l'actrice comique, appelée Agnès, comme l'héroïne de l'École des femmes. On peut y voir un rappel par les auteurs italiens de la grandeur de la comédie classique française qui se trouvait grandement menacée par la mode de la comédie pathétique.
La Dispute du tragique et du comique fut un échec commercial, sans doute du fait de ses multiples références. Aujourd’hui, la pièce offre une bonne illustration des rapports conflictuels entre théâtres privilégiés et théâtres non-privilégiés.
À la fin de cette première session, Alain Viala a rapproché ces interventions des derniers travaux de l'équipe AGON et a posé une question sur les rapports entre querelle et plaisir. En effet, étymologiquement, la dispute renvoie à une discussion argumentée pour trouver le vrai tandis que la querelle suppose un dol, un tort à réparer. M. Viala s'est donc interrogé sur le type de plaisir propre à la découverte du vrai et sur la nature du plaisir que l'on pouvait éprouver à voir un tort réparé, ou non réparé, et au rôle que ce plaisir pouvait jouer dans le jugement. M. Poirson a profité de cette intervention pour rappeler la fréquence avec laquelle on trouvait des querelles irréconciliables dans les textes qu'il avait étudiés, ce qui met en valeur l'aspect problématique des rapports entre plaisir et résolution de la querelle. D'où une nouvelle hypothèse de M. Viala sur le fait que le plaisir propre à la querelle représentée viendrait d'une satisfaction fondée sur un rapport de force favorable puisqu'il n'est souvent pas possible de juger en usant d'arguments de raison permettant de délibérer sur le vrai. Emmanuele de Luca est intervenu dans la discussion en précisant que, d'après lui, le plaisir ne venait pas d'une résolution plus ou moins forcée de la querelle mais bien plutôt de la querelle elle-même que le public goûtait d'autant plus que le théâtre de la foire au XVIIIe siècle abondait en références méta-théâtrales. M. Poirson a tenu à rappeler la part d'arbitraire qu'il y avait souvent dans la résolution des querelles qu'il avait étudiées, ce qui a conduit à une question au sujet de la résolution possible des querelles par des coups de bâtons et par un passage de la dispute argumentative à la querelle des corps. M. Poirson a répondu que, dans les pièces allégoriques qu'il avait étudiées, le corps était souvent présent, mais que la bastonnade n'était que peu utilisée car elle venait rompre le dispositif allégorique. Il a cependant tenu à rappeler qu'il y avait eu des pièces ouvertement pornographiques pendant la Révolution, mais qu'il s'agissait là de problèmes tout à fait différents de représentation.
(Compte-rendu par Clara Manco)
• Clothilde Thouret : « De la controverse sur le théâtre à la dispute dramatique »
Qu'il abrite concrètement la controverse (arrestation de comédiens, fermeture, etc) ou qu'il se fasse l'écho de ces débats (ex : Tragédie de Saint Genest), le théâtre est par essence un espace de la dispute. Les pièces envisagées dans cette présentation ont pour point commun la présence sur scène des deux partis (parfois simplement sous une forme narrativisée), pour et contre le théâtre. Bartholomew Fair de Ben Jonson (31 octobre 1614) par exemple est un véritable théâtre de la dispute. S'opposent sur scène le personnage de Littlewit, qui veut aller à la Foire, et un puritain-Tartuffe ridicule qui cherche à l'en empêcher. Les différents point de litige (comme le travestissement des hommes en femmes) sont présentés sous la forme d'un débat entre Busy, un parasite, hypocrite et obsédé sexuel, et une simple marionnette – qui s'avère en réalité largement capable de mettre en échec les pauvres arguments de son adversaire. La mise en scène du triomphe de la marionnette, que couronne une surenchère d'injures et de violence verbale comique, disqualifie la controverse dans son ensemble par sa dimension à la fois satirique et parodique. En répondant sur son propre terrain, le terrain fictionnel, Jonson reconfigure en profondeur le débat, voire le disqualifie dans un retournement carnavalesque, et réaffirme ainsi la place du théâtre et de la foire dans la cité.
On observe une stratégie semblable dans le prologue des Chinois de Regnard où une jeune fille, interprétée par Pierrot, se voit interdire d'aller au théâtre à cause de l'immoralité des pièces. Apollon lui-même lui répond par une défense rebattue des bienfaits du théâtre, tandis qu'un autre personnage, Thalie, reconnaît que c'est la séduction et les plaisanteries qui en font l'intérêt véritable... Brouillage des arguments, brouillage des sexes : ici aussi, c'est le principe-même de la controverse qui vole en éclat.
Ainsi la scène de dispute, si elle offre aux deux camps un espace fictionnel mais néanmoins concret pour s'exprimer, reconfigure radicalement les termes du débat pour disqualifier l'adversaire. La dramatisation de textes polémiques fictionnalisés offre un nouvel éclairage sur la continuité réelle entre textes dramatiques et polémique : les limites du canon pourraient ainsi s'en trouver, à leur tour, reconfigurées.
• Judith le Blanc : « Les querelles de l'opéra dans la comédie (XVIIe-XVIIIe siècles) »
Dès la naissance de l'opéra français, le théâtre en répercute les débats esthétiques sur le mode comique. On peut citer la querelle matricielle entre la musique française et la musique italienne, ou celle autour de la remise en cause du récitatif où s'affrontent des arguments d'ordre patriotique (seul l'opéra français repose sur l'alternance chant/musique) ou esthétique (principe du merveilleux réfuté).
La querelle des Lullistes conservateurs et des Ramistes après le choc des Indes Galantes est ainsi représentée comme une nouvelle querelle des Anciens et des Modernes. Ces comédies rendent compte de la doxa davantage qu'elles n'expriment d'opinion véritable, mais plaident tout de même légèrement en faveur de la nouveauté en mettant en scène, comme chez Boissy dans Les Talents à la mode où est représenté un Géronte conservateur, frileux et ridicule, s'opposant à sa fille Lucinde partisane de la musique nouvelle.
L'invasion des bouffons italiens et la querelle qui s'ensuivit provoqua de même une remarquable inflation de textes. Dans Les Adieux du goût de Patu et Portelance par exemple, le dieu du Goût revient à Paris pour constater qu'un Faux-Goût a pris sa place. Il cherche à retrouver ses adeptes mais n'y parvient qu'avec le départ des bouffons.
On peut citer aussi la querelle des Gluckistes et des Piccinistes, mise en scène de façon cryptée dans L’Esprit de parti ou les querelles à la mode de Chabanon, où sont représentés des personnages qui prennent parti à une querelle dont ils ne comprennent pas les enjeux : les personnages sont rivaux presque malgré eux, et c'est en réalité l'esprit de parti qui est responsable de cette guerre.
Ces comédies témoignent certes de la difficulté du public à accepter les nouveautés. Mais elles prennent en fait rarement parti et préfèrent représenter de façon opportuniste les lieux communs du débat, ou un public dont elles caricaturent le goût du conflit ou célèbrent le génie querelleur.
• Jeffrey Hopes : « La révolte des acteurs contre la direction du théâtre de Drury Lane en 1733 : la théâtralisation d'une dispute “hors scène” »
Londres, été 1733. Colley Cibber, acteur à succès, vend sa part de la licence du théâtre de Drury Lane. Son fils Théophilius, acteur dans la même troupe, s'estime lésé par cette vente. Le conflit s'envenime, la presse s'en empare et une bande d'acteurs frondeurs entame une grève (qui va durer toute une saison) et s'installe avec Théophilius au Haymarket. Les institutions concurrentes de Drury Lane et Convent Garden se mettent d'accord chacune pour ne pas embaucher les acteurs qui auraient déserté l'autre : mais malgré cette tentative de court-circuiter leurs revendications, les acteurs finissent par avoir gain de cause un an après le début du conflit.
C'est de cet épisode que naît Stage Mutinies or, A Playhouse to be Let qui rencontre un succès appréciable. Cette pièce parodie l'ensemble du débat sur le mode burlesque en présentant des acteurs égoïstes (ils refusent de jouer des rôles qu'ils jugent « indignes »), dans des costumes démodés, et dont les tirades hyperboliques sur la « liberté », aux tonalités anti-Walpole, cherchent surtout à camoufler des motivations bassement pécuniaires. De leur côté, les managers sont aussi représentés comme mûs par la cupidité et l'intérêt matériel, mais aussi la soif de pouvoir : obsédés par leurs comptes, ils considèrent les acteurs comme de simples « vassaux ».
Le succès de la pièce tient sans doute à son absence de prise de parti : trop de sympathie pour les acteurs aurait risqué d'étendre la grève à Covent Garden, mais trop de sympathie pour les managers impopulaires aurait été également dangereuse. Le conflit de travail se transforme ainsi sur scène en spectacle purement amusant et burlesque : comme si tout ce qui relevait du théâtre n'était voué, en définitive, qu'à rester du domaine du spectacle.
• David Worrall : « Quiet theatres, the rise of celebrity and the Case (of) Mr Macklin, Late of Covent Garden Theatre (1774) »
Le cas Macklin est un cas juridique crucial dans l'historie du théâtre anglais. Autour de l'année 1800, l'activité théâtrale présente un dynamisme colossal, avec des salles pouvant contenir jusqu'à 3000 personnes, et pas moins d'un million de tickets vendus chaque année. Le public est néanmoins resté très turbulent, n'hésitant pas à crier, huer les acteurs ou appeler sur scène le manager (Garrick) s'il est insatisfait, d'autant que la scène, la fosse, les galeries et les coulisses sont des espaces encore perméables.
En 1773, Charles Macklin, acteur à succès (déjà condamné auparavant pour homicide) se fait huer alors qu'il joue Macbeth (« no Macklin ! ») et pendant plusieurs nuits d'affilée, le public déchaîné l'oblige à s'agenouiller pour demander pardon. Macklin perd son travail, mais traîne les agitateurs devant les tribunaux et gagne, comme en témoignent les transcriptions du jugement.
Ce procès est un moment crucial pour le droit anglais, où la « perte du moyen de subsistance » devient une charge recevable. Mais c'est aussi un moment important de l'histoire du théâtre : le législateur établit que tout Anglais a le droit de huer un acteur sur scène, mais que s'il recommence, on peut parler de conspiration. L'acteur est considéré comme « à la merci » de son public quand il est sur scène, et l'empêcher de jouer, donc de gagner sa vie, devient une action condamnable – pourvu que la protestation n'ait pas pour objet le contenu-même de la pièce.
Avec le début de la guerre en Amérique et le départ des hommes du théâtre, le cas Macklin participe donc d'un long mouvement vers des théâtres plus calmes, où les acteurs n'ont plus besoin de hurler pour se faire entendre. A son tour, ce calme nouveau encourage à la fois l'émergence d'acteurs vedette et l'étoffement des rôles féminins.
- Polichinelle, censeur des spectacles, Prologue pour marionnettes créé à la Foire Saint-Germain (1737), par Jean-Philippe Desrousseaux. Introduction par Françoise Rubellin.
- Les Funérailles de la Foire, d’après l’opéra-comique de Lesage, Fuzelier et d’Orneval (1718). Compagnie Pêcheurs de perles. Conception et mise en scène Judith le Blanc.
(Compte-rendu par Clara Manco)
• Jean-Luc Robin : « La triple dimension de la dispute chez Molière »
Dans l'oeuvre de Molière, on peut identifier simultanément trois dimensions ou directions à la dispute : une dimension microstructurelle (cf. les nombreuses scènes de dispute), macrostructurelle (la pièce elle-même est composée comme une longue dispute) et métathéâtrale (l'art théâtral se met lui-même en dispute).
Dans le premier cas, il s'agit souvent d'un conflit causé par un obstacle au désir d'un personnage ou d'un groupe (altercations conjugales dans Le Médecin malgré lui, querelle de cuistres dans Les Femmes savantes, etc). La dispute est polymorphe : on connaît les coups de bâtons médiévaux qui offrent un matériau comique prêt à l'emploi, mais il faut compter aussi sur la dispute savante (avec laquelle ils ne sont d'ailleurs nullement incompatibles). Car la dispute, c'est aussi, au sens étymologique, l'art de démontrer, l'art d'un conflit sans violence, hérité de la disputatio jésuite.
Dans le second cas, la dispute est un principe de composition comme dans L'École des maris où est représentée l'opposition entre pédagogie galante (Ariste) et les principes rétrogrades de la vieille honnêteté (Sganarelle). La dispute est ici allogène et le théâtre lui sert de tribune d'abord pour l'exposition théorique, puis pratique. On peut également lire Les Femmes savantes comme la transposition comique des Méditations métaphysiques de Descartes, par exemple pour ce qui est de la distinction entre corps et âme – même si la fonction de cette dispute est dramaturgique (il s'agit surtout de dissuader le personnage de se marier) avant d'être philosophique.
Pour ce qui est du troisième cas, L'Impromptu de Versailles et L'École des femmes offrent des exemples efficaces. En somme, approcher l'œuvre de Molière par le biais de la dispute permet d'en interroger de façon concrète la dramaturgie.
• Catherine Ramond : « Tradition et nouveauté : les scènes de dispute dans le théâtre de Destouches »
Dans la comédie classique, les scènes de disputes illustrent le plus souvent des conflits mari/femme, parent/enfant, maître/serviteur etc. Mais à l'époque de Destouches, ces conflits (notamment parent/enfant) tendent à s’atténuer tandis que les premiers se font plus soucieux des affections des seconds, et la comédie reflète volontiers ces nouvelles mentalités. Dans Le Médisant par exemple, les parents échouent à imposer à leur fille un mariage sans amour, et leur querelle elle-même reste hors scène, ne donnant à voir que le résultat d'un conflit qui semble déjà désuet. Les personnages de pères confidents ou compréhensifs apparaissent, ce qui ôte aux adjuvants traditionnels (confidents, valets complices, etc.) leur raison d'être. Dans L'obstacle sans obstacle les réprimandes du père hostile au mariage de son fils (dont il est en même temps le rival) ne sont pas représentées mais racontées par Pasquin, le serviteur du fils qui rejoue la scène.
Quelle place reste-t-il alors aux scènes de dispute ? Dans Le Philosophe marié, l'intrigue de la comédie classique est renversée : deux jeunes gens mariés secrètement cherchent à éviter la colère d'un oncle riche et colérique plutôt que celle d'un père qui se montre en réalité compréhensif : le conflit est une fois encore déplacé, mais aussi intériorisé. Plus tard, dans une scène de rivalité entre les deux sœurs, le mot querelle est répété au point de se vider de son sens, d'autant plus que les deux parties finissent par se réconcilier contre un tiers qui devient ennemi commun (« c'est moi qu'on querelle à présent ! »). En somme, c'est l'inanité même de la dispute qui est dramatisée (« vous vous querellez et ne savez pourquoi »).
On touche ainsi ici aux limites d'un théâtre sans conflit et sans intrigue, dont le succès repose davantage sur le caractère attendrissant des personnages. Dans cette comédie nouvelle, les querelles continuent de rendre hommage à l'ancienne tradition comique, tout en s'en distançant pour laisser davantage de place à l'empathie et à l'émotion. C'est alors en réalité le monologue, représentation d'un conflit intériorisé, qui prend la place de la scène de dispute.
• Catherine Ailloud-Nicolas : « L'impossible dispute de La Dispute de Marivaux »
La Dispute est un cas unique dans l'histoire de la mise en scène contemporaine : constituée d'un seul acte, cette pièce semble véritablement appeler un ajout textuel. Le mot « dispute » apparaît deux fois, mais aucun conflit (entre Hermiane et son père, entre Hermiane et la Cour) ni débat (qui de l'homme ou de la femme a été le premier inconstant ?) n'a lieu sur scène avant la fin. Cette fin avorte en réalité la dispute plus qu'elle ne la représente, puisque tout se termine sur un énigmatique « partons » qui ne résout aucune des questions posées. Entre disputes évoquées, reconstituées, montrées mais problématiques, on peine à discerner les enjeux et contours du conflit annoncé par le titre.
Cette dispute fantomatique crée un vide pour le metteur en scène, vide qui peut être comblé, par exemple par l'ajout d'un prologue. La mise en scène de Nordey (« Contention : un Baisser de rideau de Gabily, précédé de La Dispute de Marivaux et d'autres bestioles ») choisit de mettre ensemble deux textes autour du personnage d'Hermiane. Bernard Soubirat propose quant à lui une interprétation qui évacue le débat et s'intéresse plutôt aux effets de l'expérience sur ce même personnage. Chéreau propose dans sa version de la pièce d'ajouter un prologue composé d'extraits puisés chez Marivaux lui-même pour préciser le contexte de La Dispute.
Dans sa propre proposition de mise en scène, Catherine Ailloud-Nicolas choisit elle aussi d'ajouter un prologue pour répondre aux nombreuses interrogations qui restent en suspens : quel est le lien du prince avec Hermiane ? D'où naît la dispute ? La troupe de jeunes a par ailleurs proposé de tisser un lien entre le propos de la pièce et les questionnements actuels autour de la téléréalité, de la manipulation des images, de la dialectique de l'engagement et de l'inconstance, de la place de l'enfant dans la famille, mais aussi les problématiques sadiennes de négation de la douleur de l'autre. Chaque jeune a également proposé son propre prologue composé d'autres écrits de Marivaux.
Pour finir, la mise en scène se propose de placer la pièce dans le contexte d'un jeu alcoolisé, dans un décor proche de celui d'un plateau de téléréalité (loft, jacuzzi), au milieu duquel un jeu de la vérité dérape. Hermiane et le prince veulent se marier, mais le dialogue amène finalement Hermiane à se refuser. Parallèlement le public, d'abord inséré dans le même espace que les acteurs, est évacué quand La Dispute commence.
(Compte-rendu par Pierre Labrune)
• Anne G. Graham : « L'Abraham sacrifiant (1550) de Théodore de Bèze ou la dispute au service de la “vive foy” »
Anne G. Graham a présenté son analyse de la tragédie de Théodore de Bèze, Abraham sacrifiant, théâtralisation du chapitre 22 de la Genèse rédigée à la demande de l'université de Lausanne. La brièveté du texte biblique, où Abraham obéit sans véritablement discuter, contraste avec la tragédie de Bèze où le patriarche, bien qu'il soit présenté comme un modèle de foi à suivre pour les huguenots persécutés, affronte toutes les souffrances du fidèle éprouvé avant d'obéir. Ce point de départ permet d'étudier plus précisément trois scènes dans la pièce de Bèze où Abraham se dispute avec lui-même et se dispute avec Dieu. Ces trois scènes entourent le problème principal de la pièce et semblent composer un triptyque puisque la scène centrale est la plus longue et la plus essentielle, comme elle aborde le problème de la foi. Les volets extérieurs du triptyque, quant à eux, représenteraient la vie humaine du patriarche disputant avec sa femme, Sarah, et son fils, Isaac.
Dans les deux scènes « humaines », la souffrance d'Abraham se devine malgré les sentences calvinistes qu'il oppose à Sarah et la profession de foi qu'il oppose à Isaac lui demandant pitié pour sa jeune vie. Cependant, les tourments d'Abraham sont surtout visibles dans le long monologue central de 114 vers où Abraham dispute avec lui-même.
Cette longue dispute interne est en réalité une opposition entre la tentation diabolique de la raison qui s'oppose à Dieu et l'action de la Grâce. Il est d'ailleurs marquant que le Diable soit présent sur scène, « en habit de moine », mais que seul le spectateur sache qu'il est là. En somme, le public doit prendre conscience que les doutes d'Abraham lui sont inspirés par le démon. Bien que Dieu ne soit pas présent sur scène – et l'on peut le comprendre au vu des problèmes de représentation que cela aurait posé – le fait qu'Abraham accepte finalement le commandement de Dieu doit être considéré comme la conséquence de l'action de la Grâce.
La construction rhétorique de cette scène de dispute mérite une attention particulière : le patriarche trébuche sur les aspects contradictoires des commandements divins mais, par un renversement psalmique, il accepte finalement le sacrifice, assurant ainsi le triomphe de la foi. Ces scènes de dispute sont dramaturgiquement et dogmatiquement nécessaires dans le projet de Théodore de Bèze. En effet, dans le prologue, ce dernier mentionne la « vive foy » qu'il veut défendre et son désir de représenter « au vif » l'histoire d'Abraham. C'est donc afin d'assurer un triomphe d'autant plus grand à la foi que Bèze a voulu représenter les souffrances d'Abraham, afin de montrer la victoire finale de Dieu sur les doutes proprement humains du patriarche.
• Emmanuelle Chastanet : « La dispute dans le théâtre hagiographique français du XVIIe siècle »
Emmanuelle Chastanet a commencé son intervention en rappelant que les pièces hagiographiques mettent fréquemment en scène un saint qui entre en conflit avec l'autorité politique avant de devenir martyr, ce qui présuppose une dramaturgie du conflit. Ces conflits peuvent être aussi d'ordre familial mais ils sont le plus souvent d'ordre politique.
Le conflit entre le chrétien et le tyran au sujet du culte rendu aux idoles relève du topos, dont le Polyeucte de Corneille donne l'illustration la plus connue. On retrouve d'ailleurs dans le théâtre hagiographique des modes de dispute au sujet des idoles hérités de la Bible et du livre d'Isaïe. La dispute dans le théâtre hagiographique est donc d'autant plus intéressante que la violence verbale y est employée tant par le tyran que par le chrétien qui souhaite affirmer sa foi, et cela se traduit sur le plan dramaturgique par un emploi de sentences et par un recours à la stichomythie.
On peut percevoir cette force dramatique de la stichomythie, qui permet d'exacerber le conflit, dans Polyeucte, à la scène 3 de l'Acte IV, avant la séparation des époux, et dans le Martyre de sainte Catherine de Puget de la Serre, où tous les échanges entre Catherine et l'empereur se font sous cette forme, ce qui montre l'impossibilité d'une véritable entente entre le païen et la chrétienne.
Quant aux sentences, il s'agit d'un artifice rhétorique hérité du XVIe siècle qui permet de donner au propos une force didactique et de le faire paraître intemporel. Ainsi, lorsque les saints sont mis en scène, ils emploient des sentences afin de montrer la constance de leur foi et d'argumenter encore et toujours contre les non-croyants.
Les pièces écrites au sujet de sainte Catherine, qui, selon la tradition hagiographique, avait disputé avec cinquante philosophes, permet une étude de cas plus précise. Chez Puget de la Serre, il n'y a plus qu'un philosophe, Lucius, qui dispute en bonne et due forme avec la sainte à la scène 4 de l'acte IV. Cependant, même si l'empereur veut que la rhétorique l'emporte sur la foi de la chrétienne et veut clairement une dispute parfaitement réglée, la présence de la sainte rend l'exercice vain puisque la voix divine parle par elle. En effet, avant de disputer, Catherine prie, et lors de la dispute, elle récite le catéchisme et fait usage d'arguments d'autorité, si bien que le philosophe Lucius, finalement converti, ne peut que répondre à son empereur « Je n'ai plus rien à dire » lorsque ce dernier lui demande de recommencer la dispute. Boissin de Gallardon a quant à lui proposé un traitement différent de la dispute, puisque les philosophes – au nombre de quatre – opposent davantage des arguments contradictoires à Catherine et que la scène est autrement plus longue que chez Puget de la Serre. La sainte parvient cependant à vaincre ses contradicteurs grâce à son argumentation rationnelle. Ainsi, chez Puget de la Serre, c'est la grâce de Dieu qui triomphe de Lucius tandis que chez Boissin de Gallardon, l'éloquence de la sainte a raison des philosophes.
Ces deux pièces montrent les évolutions dramaturgiques dans les années 1640 puisque la pièce de Boissin de Gallardon, datant de 1618, suit assez fidèlement la tradition hagiographique tandis que la pièce de Puget de la Serre donne plus de place aux arguments du cœur et resserre l'action.
• Jeanne Mathieu : « “Our quarrel is no more/ But to defend their strange inventions.” The Art of Religious Dispute in Christopher Marlowe's The Massacre at Paris »
Jeanne Mathieu focussed on one of Christopher Marlowe's « minor » plays, that raises textual problems, The Massacre at Paris. It was performed in 1593, that is to say about twenty years after the events depicted in the play took place. Marlowe's play is indeed about the massacres of Bartholomew's Day and the French wars of religion.
The massacre itself takes place in three scenes in the play. Those scenes can be considered as scenes of religious disputes between Catholics and Protestants in which verbal arguments are exchanged as well as blows. The word quarrel in English can refer to a dispute between two parties, or to the projectile of a crossbow. In other words, in his play, Marlowe shows how the religious disagreements between Catholics and Protestants shifted from medieval-like disputationes to open war.
Ms. Mathieu then highlighted the violence of Marlowe's play, in which six people are murdered on stage. The fact that Gaspard de Coligny's body is cut into pieces by the Catholics can be seen as an allegory for the whole Protestant community, hence of the death of religious disputation. Indeed, in Marlowe's play, the Catholics do not seek to reach the truth by means of disputation, or to convince their adversaries, they just want to dissect them. Guise's speech in the play is nothing but a parody of religious dispute, in which only the formal structure of the dispute is kept in order to better justify the use of violence. In keeping with this, Ms. Mathieu also underlined the importance of props in Marlowe's play, especially of crosses, in the disputes taking place on stage. In other words, in Marlowe's play, the spectator witness the failure of speech in religious matters.
Due to this inadequacy of speech, the fact that Marlowe put the quarrel on the stage is telling. The playwright used the most violent form of representation in order to commemorate religious dissensions and to rewrite history, as it were. In Marlowe's play, the Protestant martyrs become glorious.
Ms. Mathieu concluded by insisting on the meta-theatrical dimension of the play in which gestures are as important as disputations. In summary, Marlowe renewed the medieval art of disputation by making it dramatic.
Dans la discussion qui a suivi cette session, on s'est interrogé sur les façons de terminer une dispute au théâtre. En effet, tandis que dans le théâtre hagiographique français, le philosophe, vaincu par la grâce et les raisons de la sainte, reconnaît l'épuisement de la dispute, chez Marlowe, seule l'épée vient finalement résoudre les différends. Il a aussi été fait mention du problème posé par le silence des protestants chez Marlowe, à quoi Mme Mathieu a répondu qu'on ne pouvait savoir si ce silence était intentionnel ou s'il découlait de l'état déplorable dans lequel le texte de la pièce nous était parvenu.
La discussion a ensuite donné lieu à un récapitulatif sur les liens entre dispute, famille et violence. En effet, il apparaît que la dispute n'exclut pas le recours aux coups : il arrive souvent que la conclusion de la parole soit la mise à mort, tout comme au tribunal. D'où des interrogations concernant le rôle de la dispute dans la légitimation de la violence.
Mme Graham a rappelé à ce sujet que les pièces médiévales traitant du sacrifice d'Isaac mettent en scène avant le début à proprement parler de la pièce un petit tribunal où la Miséricorde demande qu'on ne sacrifie pas le fils d'Abraham tandis que Dieu dit qu'il est tout à fait possible de le faire puisque lui-même a sacrifié son fils.
Il a par ailleurs été rappelé au cours de cette discussion que les dissensions religieuses nées avec la Réforme ont donné lieu à des polémiques de plus en plus virulentes qui ont finalement débouché sur la guerre et les massacres. Bien que l'on ait essayé, avec les Conférences de foi, d'éviter les affrontements physiques, la Saint-Barthélémy a eu lieu. Il faut cependant noter que les conférences de foi ont perduré jusqu'au XVIIIe siècle, ce qui montre un souci cependant de maîtriser les pulsions violentes grâce aux règles du débat.
La discussion s'est achevée par une question à Mme Graham concernant les problèmes posés par les dissensions à l'intérieur d'une famille et par la difficulté à mettre en pratique l'injonction de réaliser sur terre la famille de Dieu. Mme Graham a précisé à ce sujet que Théodore de Bèze avait quitté sa famille au moment où il écrivait Abraham sacrifiant mais qu'il avait cependant tenté toute sa vie de convertir son père. En d'autres termes, le dramaturge avait préféré une famille spirituelle à sa famille selon la chair.
(Compte-rendu par Clara Manco)
Compagnie À La Présence, commentaire Dora Kiss (IreMus, FNS) ; chorégraphie : Pécourt (c.1713), Annabelle Blanc (2014) ; danse : Annabelle Blanc et Caroline Ducrest.
La présentation de Dora Kiss propose plusieurs pistes de réflexion autour des liens entre escrime et danse baroque en temps que « techniques du corps » (Marcel Mauss) :
- l'épée : objet, accessoire ou symbole ? L'épée sur la scène de danse a-t-elle une fonctionnalité réelle ou n'est-elle que projection symbolique ? On pourrait lui attribuer un statut sémiotique d'agent dans la mesure où il distingue l'aristocrate, sert d'attribut chevaleresque (sans nécessairement renvoyer au duel ou à l'escrime) ou renvoie à l'idée de justice. Quelle est la logique d'apparition de l'accessoire sur scène ? Peu de certitudes peuvent être établies à ce sujet.
- danse baroque ou belle danse ? La distinction ne fait pas l'unanimité, mais on peut proposer une définition de la « belle danse » comme style (dont la transmission a été interrompue) mettant en mouvement certains caractères (gigue, sarabande, menuet, etc) et tout un lexique de pas. La danse baroque, elle, apparaît beaucoup plus tard (c'est en réalité un objet construit au XVIIIe), et même sa localisation géographique exacte continue de faire débat, même si l'on peut admettre du moins que le phénomène est distinct de celui de la belle danse. Il s'agit plutôt d'un type de danse exploitant d'une façon élégance et codifiée les concepts de mobilité, d'instabilité, de métamorphose, qui abolit la réalité pour mieux la recréer.
- danse baroque et escrime : histoire et historiographie. Les combats sur scène de la fin du XVIIe au début du XVIIIe étaient-ils très figuratifs, techniques et proches de l'escrime, ou s'agissait-il plutôt d'un art raffiné et galant ? Obéissaient-ils aux règles d'un art de la grâce ou d'un art de la guerre ? Faisaient-il l'objet d'une codification à part ou la référence était-elle plutôt réaliste ? Un contexte chorégraphique suffit-il à transformer les figures de l'escrime ?
- quelques exemples musicaux et dansés, en lien avec des situations de combat. Ces trois exemples mettent en relation combat amoureux et combat réel, et représentent la figure du combattant lui-même davantage que des situations de corps à corps. Le Roi Arthur, Purcell. Méléagre, Stück. Alceste, Lully.
(Compte-rendu par Clara Manco)
• Logan Connors : « “Who gets to dispute ?” Two versions of Le Siège de Calais – 1765-1791) »
La réflexion proposée s'inscrit dans le cadre de la sortie en septembre d'une édition critique du Siège de Calais. Cette pièce portant sur la guerre de Cent Ans (des bourgeois de Calais peuvent être sauvés s'ils reconnaissent le roi d'Angleterre, mais ne cèdent pas et sont finalement épargnés) a connu une fortune intéressante et complexe (notamment durant la Révolution où elle est jouée au Théâtre de la Nation), qui pose la question de la construction et de la mise en scène de l'Histoire. Le manuscrit conservé par la Bibliothèque de la Comédie Française porte d'ailleurs le sous-titre hautement significatif du Le Siège de Calais, ou le Patriotisme...
La question de qui prend part au conflit représenté par la pièce a un enjeu idéologique décisif selon le contexte historique de la représentation, ce qui remet en question l'idée qu'il y aurait un contenu idéologique précis assignable au texte lui-même. La Révolution réécrit la pièce en en effaçant ou réécrivant des passages : quelle est la réaction recherchée au travers de ces coupes ?
Le grand discours d'Aliénor (personnage d'ailleurs sans existence historique attestée) est par exemple coupé, sauf la fin qui affirme que seul un Français peut régner sur Calais. De manière générale, Aliénor représente un discours cosmopolite et une philosophie de la réconciliation qui ne fonctionnent guère en pleine France révolutionnaire : le retrait d'une partie de son texte est davantage en conformité avec la France d'après 1789, qui est en conflit ouvert contre presque tout le reste de l'Europe. Par ailleurs, le rôle d'Aliénor est considéré d'après Chénier comme trop efféminé, trop galant, trop émotif pour l'idée qu'on se fait de ce que doit être « la patrie », dont l'esthétique se doit d'être nettement plus virile et belliqueuse. Il est toutefois intéressant de noter que les propos de Chénier ne se vérifient pas dans la réalité, puisqu'entre 1789 et 1799 se jouent bien plus de drames bourgeois et sentimentaux que de tragédies.
Le Siège de Calais est donc un site culturel ouvert, le lieu d'une historiographie performative où se jouent à la fois la mémoire du passé et la construction d'un discours contemporain.
• Vincent Dorothée : « De la théâtralisation du conflit dans la fête de cour française au début du XVIIe siècle »
La fête de cour française du premier XVIIe siècle offre une dramaturgie à part entière, pensée en fonction d'une certaine efficacité sur le spectateur malgré son caractère a priori abstrait. Plutôt que des personnages sont mis en scène des figures, et le spectacle se fonde l'idée propice à la dramaturgie du rapport de force : la fête princière cristallise en réalité les tensions politiques et sociales du moment. Quelle est la nature et quels sont les moyens de cette dramatisation du conflit qu'offre la fête de cour ?
Du Ballet comique de la Reine en 1581, première fête fondamentale qui constitue un véritable archétype et illustre la nouvelle paix (toute relative) civile et religieuse, au Ballet de la Délivrance de Renaud en 1617 (tensions entre le jeune roi et la régente Marie de Médicis) et jusqu'au Combat à la Barrière de 1627, le conflit est toujours l'arrière-fond de la fête.
Mais le conflit peut aussi être le sujet de la représentation lorsqu'une instance néfaste (magicienne, amazone, etc.) entre en dissidence avec l'ordre institué ou le cosmos et constitue l'élément déclencheur de l'action. L'écart que représentent ces figures se lit jusque dans les couleurs de leur costume et leurs accessoires.
L'organisation même de la salle de bal (rectangulaire, contrairement à la salle de théâtre) participe du sens. Celle-ci est volontiers investie d'une valeur cosmique, voire politique selon les positions respectives du roi et des principes destructeurs. Dans le Ballet de la Délivrance de Renaud, le placement en flèche des acteurs vers le roi, en même temps que la représentation d'un héros mou qui le vise, font par exemple du spectacle une véritable allégorie cryptée à l'efficacité dramatique attestée.
• Ladan Niayesh : « “Make it a word and a blow” : the duel and its rhetoric in Romeo and Juliet »
Dès le prologue de Roméo et Juliette, la dualité et le conflit sont présentés comme le double principe qui définit l'œuvre. Jeux de mots, oxymores et répétitions ne cessent de tirer le sens du côté du conflit – parfois même de façon comique (« she's dead -alack the day » // « alack the day, she's dead »).
Dans la seconde moitié du XVIe siècle une véritable « épidémie de duel » se répand à travers l'Europe par le biais de nombreux manuels, et ces pratiques se retrouvent dans la pièce de manière originale – quand ce n'est pas juste à l'entrée du théâtre, où se déroulent de nombreux duels authentiques (cf. mort de Marlowe, duel Jonson-Spencer etc). Le combat à l'épée sur scène devient une forme de rhétorique en action qu'il s'agit de savoir lire.
Se battre à l'épée simple, à l'épée longue (les Capulets), à l'épée et bouclier (servants, apprentis), à la massue (simples citoyens) ou avec dague et rapière (Tybalt) porte par exemple une signification symbolique différente pour le spectateur élisabéthain : les accessoires placent ainsi de façon métonymique les personnages dans l'économie sociale, idéologique ou générationnelle de la pièce. Toute la société de Vérone se trouve ainsi représentée par ses armes propres.
Par ailleurs, si l'on prend l'exemple du combat de Tybalt et Mercutio à l'acte II scène 3, on comprend mieux encore la portée signifiante du choix des armes. Mercutio est ainsi présenté comme un Anglais honnête confronté au style de combat étranger de Tybalt (italien ou espagnol), ce qui provoque un déséquilibre entre les combattant. En réalité, aucune des scènes de duel dans Roméo et Juliette ne peut être qualifiée de régulière, et chacun constitue bien plutôt une forme de transgression morale (tout comme le suicide final). Plutôt qu'appliquer les codes de l'honneur, la pièce s'emploie ainsi davantage à les transgresser et en explorer les limites.
par François Lecercle : « Dispute dramatique et théâtrophobie »
(Compte-rendu par Caroline Descotes)
François Lecercle s'est penché sur la tradition d'hostilité au théâtre en France et en Angleterre, du XVIe au XVIIIe siècle : il s'est d'abord interrogé sur les raisons de la nature conflictuelle du théâtre, puis sur la façon dont les querelles théâtrales sont lisibles dans certaines pièces, qui sont devenues de véritables armes contre ce qu'il a appelé les « théâtrophobes ».
François Lecercle a montré que les querelles qui animent le monde du théâtre à l'époque nous sont opaques pour plusieurs raisons. Tout d'abord, la professionnalisation de ce dernier leur a conféré une certaine ambivalence : en effet, si les querelles qui opposent le personnel théâtral sont bien réelles, celui-ci les entretient également dans le but d'attirer les spectateurs. En outre, les enjeux de ces disputes sont très mobiles, parfois trompeurs : s'ils sont prioritairement moraux et religieux, le théâtre est également accusé de menacer le pouvoir, voire la différence des sexes. Enfin, les querelles sont flottantes en ce que les partisans du théâtre répondent aussi bien à des traités qu'à des discours in absentia – par exemple aux sermons de prêtres en chaire –, et en ce que les dramaturges, dans leurs pièces, anticipent largement sur les traités théâtromaques.
En un second temps, François Lecercle s'est interrogé sur les avatars de la querelle théâtrale dans les œuvres dramatiques. Une partie des pièces met explicitement en scène le discours théâtrophobe pour le réfuter directement ; les autres le présentent de façon implicite, voire rétrospective. Dans ce dernier cas, des scènes de dispute qui n'ont a priori rien à voir avec la controverse sur le théâtre peuvent devenir de véritables machines de guerre contre les théâtrophobes. En ce cas, soit la pièce procède par « dérapages provocateurs » – généralement dans les marges du texte théâtral (prologues, épilogues ou dédicaces) –, soit la pièce « détourne insidieusement » le débat, en s'emparant d'un sujet apparemment anodin pour le transformer en charge contre les théâtrophobes.
François Lecercle a donc montré que, de façon générale, il est impossible de trouver des constantes sur le sujet, tant les protagonistes, les objets et les protocoles sont labiles : tout au plus peut-on noter quelques motifs récurrents. Les conclusions qu'il a pu tirer sur le sujet, dès lors, sont que la polémique sur le théâtre est toujours prête à surgir – et ce au milieu de la dispute la plus innocente –, que la dispute théâtrale a une productivité spécifique, en ce elle contribue à l'état de vigilance du public, et que les acteurs du monde du théâtre ont pour règle d'or de savoir jusqu'où aller trop loin, afin d'éviter un trouble à l'ordre public qui ferait fermer leurs lieux de travail.
- The Welsh Opera, ballad-opera d’Henry Fielding, mise en scène de Sophie Vasset avec les étudiants du Drama Workshop de l’université Paris-Diderot.
- « La bataille, genre musical en Italie au XVIIe siècle », proposition de Camille Aubret.
(Compte-rendu par Pierre Labrune)
• Flore Garcin-Marrou : Dramatisations des scènes de dispute dans les dialogues philosophiques empiristes (Berkeley, Hume, Locke)
Mme Garcin-Marrou s'est interrogée sur les spécificités des dialogues philosophiques des empiristes britanniques et sur les problèmes liés à la représentation de la pensée en mouvement, surtout quand plusieurs personnages débattent. Gilles Deleuze fournit le point de départ de la réflexion puisque ce dernier a décrit les dialogues philosophiques de David Hume comme des pièces de théâtre avec des personnages conceptuels.
Dans les textes et plus particulièrement les disputes spécifiquement suscitées par l'empirisme, par exemple chez Berkeley, on assiste à des dialogues entre Hylas, le matérialiste, et Philonous, le spritualiste. Le philosophe, dans l'avertissement précédant ses trois dialogues, insiste sur l'utilité du « bon sens » et la dispute apparaît comme une méthode scientifique permettant d'arriver à la vérité.
Les problèmes soulevés par Hume dans ses Dialogues sur la religion naturelle sont de nature différente. Tout d'abord, trois personnages discutent, ce qui permet une recomposition constante des alliances. De plus, cette forme dialoguée permet à Hume de ne pas écrire une critique frontale de la religion et de suspendre son jugement. Au cours du dialogue, Cléante, l'incarnation du scientisme, Demea, celle de l'orthodoxie religieuse, et Philon, qui fait montre d'une ironie sceptique, n'ont de cesse de se contredire et de s'accorder temporairement. Cela permet finalement à Hume, dans la deuxième partie de ses dialogues, de revenir à une forme de verbalisme permettant une sorte d'accord entre les parties. Gilles Deleuze, dans un article publié dans L'Île déserte, avait salué la simplicité et la clarté de ces disputes écrites par Hume. De plus, le philosophe français a décrit l'histoire de la philosophie comme une vaste dispute transhistorique et a donc accordé à la dispute une valeur heuristique non négligeable.
Cette intervention, ponctuée de lectures par Arnaud Carbonnier d'extraits des textes étudiés , souligne pour conclure les résonances contemporaines de ces textes du XVIIIe siècle puisqu'on assiste de nos jours à un renouveau de la dispute philosophique et de sa théâtralisation grâce au courant dit de la performance philosophy.
• Cécilia Laurin et Tiphaine Pocquet, « Crime et oubli : de la dispute à la querelle d'Horace »
Cécilia Laurin et Tiphaine Pocquet ont toutes les deux proposé une interprétation de la scène 5 de l'acte IV d'Horace de Pierre Corneille, à savoir la scène de dispute entre Camille et Horace qui se termine par un fratricide.
Tiphaine Laurin a analysé cette scène en s'intéressant plus particulièrement au personnage d'Horace qui apparaît comme un criminel vertueux, finalement acquitté par le roi du fait de sa gloire et de sa vertu. Le problème est d'autant plus crucial que chez Horace, l'honneur de l'homme et l'honneur de la cité sont indissociables, sa gloire est celle de Rome. Le fratricide commis par Horace s'explique donc par la nécessité pour le héros de se sauver et de sauver la cité en même temps. De plus, de façon paradoxale, la vertu d'Horace semble au départ inhumaine, puisque Camille le qualifie de « barbare » et c'est le crime qui rend au héros cornélien son humanité et sa gloire.
Dès lors, Le meurtre de Camille apparaît à la fois comme une défense ontologique et un acte de justice, un acte de passion et de raison. Cependant, quand bien même la vertu du crime est affirmée, le crime apparaît comme un acte soudain et non nécessaire qui procure au spectateur le plaisir de la surprise.
Au XVIIe siècle, on a reproché à Corneille de contrevenir aux bienséances en faisant mourir Camille sur scène. Le dramaturge a reconnu cette erreur et a ajouté dans les éditions suivantes une didascalie précisant que Camille doit mourir en coulisses. Il a cependant soulevé dans l'examen de sa pièce la question des degrés de la représentabilité du crime et le fait que le crime d'Horace ne pouvait en aucun cas être comparé au crime dégénéré de Médée, qui ne saurait être représenté sur scène.
L'Abbé d'Aubignac, pour sa part, aurait souhaité que Corneille fît que Camille se jette sur l'épée d'Horace. Corneille s'est défendu de ce reproche en invoquant l'autorité de Tite-Live et en disant préférer le vrai, aussi extraordinaire qu'il soit, au moral. On peut donc voir une revendication de l'autonomie du poète dramatique dans cette prise de position. En somme, le poème dramatique doit proposer au spectateur une expérience hors du commun.
La décision finale de Tulle peut ainsi être rapprochée de la procédure d'abolition qui avait cours sous l'Ancien Régime : le crime est réputé n'avoir pas été commis car la vertu d'Horace le met au-dessus des lois, car sa vertu dépasse son crime.
Avant que Tiphaine Pocquet ne prenne la parole, des élèves de l'ESAD ont présenté une mise en espace de cette scène fameuse scène 5 de l'acte IV.
Tiphaine Pocquet a ensuite présenté son analyse de la scène en insistant sur les problèmes liés à la mémoire et à l'oubli dans la querelle entre Horace et sa sœur et, en s'éloignant du plateau, dans la querelle entre Corneille et ses opposants.
En effet, la querelle entre Horace et Camille est avant tout une querelle mémorielle puisque les pleurs de Camille en sont l'origine. Horace pense que la romaine pleure ses frères alors qu'elle pleure son amant. Horace affirme la nécessité de ne plus déplorer le passé et de se réjouir de son triomphe mais Camille ne peut oublier car Procule est là et porte les « trophées » d'Horace, le signe de sa victoire. En d'autres termes, l'affrontement entre Horace et sa sœur rejoue l'affrontement entre les Horaces et les Curiaces et ne peut donc s'achever que par la mort.
Les malédictions de Camille et les dissensions à l'intérieur d'une même famille peuvent être rapprochées des interrogations liées à la guerre civile en France à la fin du XVIe siècle. L'édit de Nantes voulait imposer une forme d'oubli. Cette mémoire contrôlée diffère de celle prônée par Horace.
Il apparaît ainsi que la dispute d'Horace et de Camille est insoluble puisque les deux personnages se ressemblent en ce qu'ils ne peuvent absolument pas laisser de place à l'autre dans leur rapport à la mémoire. Afin de résoudre une querelle, il faut reconnaître un autre en soi, il faut reconnaître les crimes et faire preuve de clémence. Ainsi l'édit de Nantes a-t-il permis une certaine concorde alors qu'Horace refuse tout compromis, tout comme sa sœur.
La controverse entre Corneille et d'Aubignac peut être appréhendée comme une ultime répétition de la querelle. Le dramaturge défend la vérité historique et fait appel à la mémoire du spectateur contre « l'oubli » de l'abbé. Cependant, dans l'examen de la pièce, Corneille ne nomme pas explicitement d'Aubignac, ce qui a profondément agacé ce dernier. La querelle dramaturgique se double alors d'un échec amical et cela est clairement visible dans les annotations que d'Aubignac lui-même a ajoutées à la deuxième édition de sa Pratique du théâtre. On voit en effet qu'il y a caché les louanges faites à Corneille. Cette querelle s'est finie avec la mort d'Aubignac, sans vraiment être résolue.
Le fait d’accepter une forme de division semble ainsi nécessaire afin de trouver une solution non violente à une querelle. Ainsi Horace et Camille parviennent-ils à une aporie que seule le crime peut résoudre car ils n'acceptent aucune division tandis que Tulle et Sabine peuvent rétablir la concorde en acceptant la division.
• Mise en scène de The Provoked Wife (Vanburgh), par Valère Foy, Compagnie Provoke Theatre, présentation en dialogue avec Florence March
La compagnie Provoke Theatre a ensuite proposé une mise en scène de plusieurs extraits de The Provoked Wife, de Sir John Vanbrugh, en dialogue avec Florence March. L'intervenante universitaire était pleinement incluse dans le jeu sur le plateau, ce qui était d'autant plus intéressant que Mme March a souligné le fait que Vanbrugh jouait constamment avec son public et n'avait de cesse de recomposer le pacte de la représentation. Tant la mise en scène que l'analyse montraient bien la centralité de la provocation et d'une forme de violence dans cette pièce ainsi que son étonnante modernité.
• « Jouer la dispute en déclamation et gestuelle baroque »
Spectacle conçu et mis en scène par Anne-Guersande LEDOUX
(Compte-rendu par Clara Manco)
• Céline Candiard : « “Ils se sont mis en colère pour la préférence de leur profession” : la dispute des arts dans Le Bourgeois gentilhomme »
Parmi les scènes de dispute les plus mémorables du théâtre de Molière se trouve celle des maîtres de Monsieur Jourdain. Les quatre représentants censément illustres des arts de l'aristocratie s'affrontent sur trois scènes, chacun persuadé de la supériorité de son art sur celui des autres. Cette scène est par ailleurs purement ornementale et sans conséquences pour le reste de la pièce. S'ensuit-il que cette représentation est en réalité un discours allégorique sur ces arts eux-mêmes ?
Alors qu'on s'attendrait à une disputatio rhétorique et intellectuelle, ces scènes tendant plutôt vers la farce et finissent en bastonnade. Les quatre maîtres anonymes, tous là pour la même raison (intérêt pécuniaire), produisent a priori un effet d'équivalence entre eux et installent un effet de répétition. En même temps se produit un effet de rupture et de dissymétrie : les maîtres arrivent un par un, la scène suit un mouvement d'escalade jusqu'au pugilat final.
En réalité, Molière présente deux modèles distincts de dispute, l'une civilisée (entre le maître de musique et celui de danse qui « s'affrontent » symétriquement dans une sorte de ballet harmonieux et contrôlé à deux), l'autre sauvage (le maître d'arme attaque virilement le couple) – même si dans les deux cas, ce ne sont guère les arguments qui s'avèrent déterminants. L'arrivée du maître de philosophie, qu'on attendrait en position d'arbitre mais qui se révèle parfaitement incivil (« le philosophe se jette sur eux »), couronne ironiquement cette gradation vers la farce.
Les plus doctes sont donc bien entendu les moins capables de mener à bien une dispute civilisée... Cependant on peut peut-être encore identifier au cœur de la farce un principe discret de symétrie avec les répliques répétitives et incantatoires de Monsieur Jourdain : trace d'une discipline que le bourgeois aura, malgré tout, fini par assimiler ?
Étude de la mise en scène de Benjamin Lazar (2004).
• Sarah Nancy : « Duel ou duo ? Les voix de la dispute »
La présentation se propose d'étudier deux scènes de personnages jaloux dans Persée et Omphale, l'un qui se justifie, l'autre qui se dérobe. Il s'agit ici moins de débattre que de combattre, d'attaquer, de décharger ses émotions et de parer les coups. Parler sert à blesser, à mettre à distance : aliéné par la passion, le langage ne remplit aucune de ses fonctions médiatrices et constructrices ainsi que de ses fonctions aristotéliciennes traditionnelles. On est en réalité dans cette zone du langage qui n'est même pas spécifiquement humaine : la voix, la phonê. L'âme fait réagir le corps de façon inutile et aveugle : c'est voix contre voix.
Comment cela se fait-il entendre au théâtre ? On peut briser le rythme de l'alexandrin, interrompre son interlocuteur, changer de direction, dériver vers des quasi-monologues, faire se superposer et s'écraser les voix dans une exaspération réciproque. Dans les duos, les chanteurs peuvent chanter en même temps et sur des rythmes identiques, mais soit de façon décalée (duo divergent), soit dans une fausse homonymie qui sanctionne l'impossibilité de la résolution. La musique se fait alors auxiliaire de ce dérèglement du langage.
Il n'y a donc pas d'opposition véritable entre duel et duo : le duo soutient, stylise et réhausse le duel en même temps qu'il en supporte la défaillance. Ce fond d'ordre n'est là finalement que pour être mis en échec. En jeu : non pas la force du discours, mais la force de la chair, le spectaculaire de la voix et la capacité hallucinatoire du langage. La dispute est donc l'occasion d'un échange à la fois réglé (il tient la violence en réserve), mais aussi d'une représentation de la déroute de l'ordre du langage. C'est donc une véritable anthropologie de la voix théâtrale qu'il s'agit de proposer. Exemples chantés ; extrait d'Andromaque interprété dans une mise en scène d’Anne-Guersande Ledoux, puis par Bénédicte Louvat-Molozay et Pierre-Alain Clerc.
• Oriane Littardi : « “Les cordes, mon seigneur, sonnent faux” : Du désaccord à la disharmonie dans Jules César de William Shakespeare »
Jules César s'articule autour du grand événement politique qu'est le meurtre de l'empereur. Les liens entre sphère publique et privée y sont particulièrement intéressants à étudier : César est représenté en chemise de nuit, il a dans son intimité des gestes tendres, mais peut aussi être victime d'une crise d'épilepsie en public etc. Les causes de son meurtre sont d'ailleurs aussi bien politiques et éthiques que strictement personnelles. L'espace représenté lui-même reflète cette tension public/privé, comme lorsque Brutus attend Cassius devant sa tente (espace vaste, public, on entend par exemple les interjections des autres soldats), puis ordonne aux autres soldats de s'éloigner (l'espace se fait clos, restreint, intime), et qu'enfin cet espace intime est forcé par une intrusion qui replace la dispute dans la sphère publique, voire cosmique (déchaînement des éléments, apparition de spectres etc). Plus l'espace est large, plus les émotions doivent être contenues, et inversement (cf. « enlarge your griefs »).
Avec l'apparition du spectre de César, l'espace intime est de nouveau forcé, les soldats poussent des hurlements, les instruments de musique sonnent faux : place à une dramaturgie de la disharmonie, qui annonce la désolidarisation des conspirateurs et le rassemblement du peuple. Brutus cherche à « mettre en pièce » César, à séparer son esprit de son corps, mais son esprit continue de représenter une force cohésive qui rassemble les plébéiens, hante les conspirateurs, les divise et finit par retourner leurs épées contre eux-mêmes.
(Compte-rendu par Cécilia Laurin)
• Nathalie Vienne-Guerrin : « Faire la nique, chercher querelle : arrêt sur l’ouverture de Roméo et Juliette »
Toute injure ne fait pas une querelle, il faut prendre en compte la question de l’articulation du ludique et du sérieux. Nous assistons à un basculement dans Roméo et Juliette. Par ailleurs, dans l’extrait injurieux du Roi Lear (que le public et les collégiens sur scène ont été invités à lire à voix haute), les mots sont liés à un statut social et sont chargés de connotations injurieuses morales. La question de l’articulation du verbe et du geste d’injure est également soulevée. L’étymologie des mots « insulte » et « invective » insiste sur leur dimension corporelle : « injure » est lié à « sauter sur » en latin, et « invective » vient de « s’élancer contre ». L’exposé se déroule par la suite en 3 temps :
1. Projection d’un extrait du film Roméo et Juliette (Baz Luhrmann, 1996) : Il s’agit d’une séquence qui fait entendre le bruit de la querelle (lien « noise » en anglais et « noise » en français). Par ailleurs, les plans sur les dents attestent du fait que se quereller, c’est mordre. Il y a une dimension comique dans la première scène de querelle, qui va ensuite mal tourner.
2. Explicitation de la nique : La définition du Cotgrave de 1611 de « faire la nique » est celle à laquelle reviennent les éditions shakespeariennes. On note par ailleurs l’importance des gestes dans la dramaturgie shakespearienne (ex : crachat, soufflet, croche-pieds). La définition de la nique allie le doigt et la bouche, non sans connotation sexuelle. Ce geste est d’ailleurs lié à un autre geste provocateur en Europe : la figue.
3. Chercher querelle : La séquence visionnée force à parler de querelle en termes pragmatiques. Tout repose sur l’adresse du geste : « Do you bite your thumb at us ? ». Ce qui déclenche le combat est l’injure suprême que constitue l’accusation de mensonge. C’est en fonction de qui dit « you lie » que vont se distribuer les rôles dans la querelle, entre attaquant et défenseur. « You lie » a un rôle structurant et déclencheur.
• Céline Paringaux : « Disputes réelles, disputes théâtrales : quand les insultes shakespeariennes entrent en scène au collège »
— Variations autour de Shakespeare avec la classe de 3ème3 du collège Les Sablons à Viry-Châtillon »
Une dizaine d’élèves d’une classe de 3ème prépa pro de l’Essonne présentent leur travail. Leur établissement se situe dans une zone de prévention violence. Leur travail fait donc écho à la violence verbale à laquelle ils peuvent être eux-mêmes souvent confrontés. Celui-ci s’est effectué, au sein d’un atelier, autour du théâtre shakespearien en raison des nombreuses provocations que ce dernier contient. Les collégiens et Céline Paringaux présentent 4 scènes :
« La dispute amoureuse dans la cantate française du XVIIIe siècle », conception et mise en scène par Benjamin Pintiaux.
Event
"Scènes de dispute", Colloque-festival / "Quarrel scenes", Conference-festival
Date
5 June 2014