La querelle de Bérénice n'a pas eu lieu

Speaker: Alain Viala

Compte-rendu rédigé par Jeanne-Marie Hostiou.

Cette séance est consacrée à une étude de cas : celui de la « querelle de Bérénice » qui se déclenche autour des pièces de Racine et de Corneille, toutes deux créées en 1670.

Le titre de la séance, qui fait écho à Guerre de Troie de Giraudoux, a quelque chose de paradoxal, puisque l’histoire littéraire nous a habitués à associer la création de ces deux Bérénice à un cas de querelle. De fait, il y a bien une polémique (terme ici exogène) qui a tous les airs d’une querelle (terme ici endogène), ce qui reste à discuter.

La ou les querelle(s) de Bérénice ?

Quelques éléments de chronologie :

• 21 novembre 1670 : création de Bérénice, tragédie de Racine, à l’Hôtel de Bourgogne.

• 28 novembre 1670 : création de Bérénice, tragédie ou comédie-héroïque de Corneille, au théâtre du Palais-Royal (la pièce paraîtra sous le titre de Tite et Bérénice).

• Les deux pièces connaissent un succès important, mais celle de Racine se maintient plus longtemps (30 représentations) et attire plus de spectateurs.

• 14 décembre 1670 : représentation aux Tuileries, devant la cour, de la Bérénice de Racine, ce qui renforce son succès.

• 10 et 17 Janvier 1671 : Villars publie La Critique de Bérénice (sur la pièce de Racine), puis La Critique de la Bérénice du Palais-Royal (sur la pièce de Corneille).

• 24 janvier 1671 : Racine publie sa Bérénice avec une préface qui répond à la Critique de Villars.

• 3 février 1671 : Corneille publie Tite et Bérénice, sans préface.

• Mars 1671 : édition d’une Réponse à la critique de Bérénice, par Saint-Ussans, qui défend Racine.

• 1673 : un anonyme publie à Utrecht Tite et Titus ou Critique sur les Bérénice, comédie non représentée.

• 1675 : Barbier d’Aucourt, polémiste janséniste, publie Apollon charlatan qui attaque la pièce de Racine.

• 1676 : la première édition des Œuvres complètes de Racine, publiée par lui-même, comprend Bérénice et sa préface pratiquement inchangées.

• 1683 : Fatouville donne Arlequin Protée, comédie créée à la Comédie-Italienne, qui contient une parodie de la Bérénice de Racine.

⇒ La querelle s’étend sur douze années mais se déroule principalement entre janvier 1671 et 1673.

En quoi s’agit-il d’une querelle ?

Ce cas s’apparente a priori à une querelle exemplaire. Autour de l’objet que constitue la Bérénice de Racine, s’engage une polémique qui s’articule en trois temps : une attaque (la pièce de Villars), deux réponses (la préface de Racine, soutenu par Saint-Ussans), et une forme de jugement mis en scène dans la comédie anonyme de Tite et Titus qui tranche en faveur de Racine.

Quel objet pour cette querelle ?

Plusieurs niveaux sont emboîtés au sein de cette même querelle, qui porte sur la pièce de Racine, mais aussi sur la rivalité entre Racine et Corneille, elle-même prise dans des rivalités de plus longue durée.

Quels acteurs pour cette querelle ?

• Corneille, déjà très célèbre en 1670, s’abstient de polémiquer.

• Racine, alors un peu moins célèbre que Corneille, polémique autant qu’il le peut.

• Villars et Saint-Ussans sont deux abbés de cour, à l’abri du besoin mais sans renommée : ce sont eux qui engagent la polémique.

⇒ L’inégalité de position entre les acteurs entraîne une différenciation dans l’action polémique.

Les enjeux de la polémique

• Se faire connaître, pour des auteurs peu connus.

• La rivalité entre les troupes et les écrivains.

• Enjeux dramaturgiques et surtout esthétiques, liés ici à la définition des genres. Là où Racine revendique le genre de la tragédie qu’il redéfinit dans sa préface pour mieux se l’approprier, Corneille propose une « comédie héroïque », genre qui a déjà connu des essais sans parvenir à s’imposer. Saint-Ussans complète Racine en citant des théoriciens (Scaliger) qui font des larmes le but de la tragédie, tandis que l’auteur anonyme de Tite et Titus accuse Racine d’être un auteur trop galant.

• Si bien que les enjeux de la querelle de Bérénice rejoignent d’autres querelles : la querelle de la galanterie et donc celle des Anciens et des Modernes.

⇒ Les querelles fonctionnent en réseau.

La « querelle de Bérénice » apparaît en cela comme un cas d’école. Pourtant, il faut en déceler les limites, ce qui invite à repenser le fonctionnement même des querelles.

« Querelle » ou « agréable dispute » ?

Il s’agit d’une toute petite querelle localisée

• Il n’y a pas eu d’appel à une instance supérieure : académie, institution, public…

• La querelle s’éteint assez vite.

• On ignore quelle a été la diffusion des pièces de Villars, d’Ussans ou de l’auteur anonyme.

• Racine n’est ni perdant ni gagnant. Il retouche un peu sa pièce (le « poulet galant » qu’il supprime), mais ne cède pas.

• Corneille n’entre pas dans le débat.

Quels enjeux pour cette « agréable dispute » ?

Il faut revenir à la comédie anonyme en trois actes de Tite et Titus. Dans cette pièce, le Titus de Racine et celui de Corneille se rendent au Parnasse pour se plaindre auprès d’Apollon du traitement qu’ils ont reçu de la part de leurs deux auteurs. Ils sont escortés par Thalie et Melpomène et suivis par les deux Bérénice. Le vocabulaire est celui de la plainte, de la justice, du jugement et du différend. Apollon, dieu galant par excellence, représentant de Louis XIV, formule finalement un jugement en faveur de Racine.

Le moment du jugement motive la question de la mimesis allégorique. Les muses réfléchissent alors sur la façon de célébrer la gloire et de la représenter dans la peinture. Melpomène fait référence à deux tableaux qu’elle compare, l’un figurant Jupiter et Sémélé, l’autre Danaé et Zeus en pluie d’or. Ces tableaux sont associés à deux représentations du roi en Flandres lors de deux voyages, d’abord comme roi terrible à la tête d’une armée, puis comme roi « fécondant » lors de son entrée dans la ville après la victoire. Le Parnasse et Apollon préfèrent le second tableau, qui donne à voir l’image d’un prince généreux. Il semblerait que les enjeux associés à ces deux tableaux, qui ont donné lieu à d’ « agréables disputes », fassent écho à la querelle entre le dessin et la peinture (1672).

Apollon juge en faveur de Racine parce que son Titus est à la fois grand et généreux, comme dans la peinture et comme il convient de représenter Louis XIV. Ceci invite à lire les pièces de Racine et de Corneille comme des images de monarques.

La fiction pourrait suggérer que les querelles ne doivent plus avoir lieu en un temps où le roi-Apollon protège les arts : la rivalité doit alors céder à l’émulation et la querelle à « l’agréable dispute », c’est-à-dire à un moyen d’avancer par confrontation d’idées. Cette hypothèse est à rapprocher de la réorganisation des académies à cette période : Académie française en 1671 et Académie de peinture (qui organise des expositions puis des conférences à partir de 1667 puis 1672). Notons que Racine attend d’être élu à l’Académie française au moment où il dédie sa Bérénice à Colbert.

 Dans un contexte où les institutions sont bien gérées par le pouvoir politique, les « agréables disputes » seraient vouées à se substituer aux querelles.

D’une querelle à l’autre

Une querelle peut se terminer de trois façons :

  • l’un des deux camps est anéanti ;
  • le débat s’éteint spontanément par lassitude ;
  • les éléments du débat sont mis en ordre, et les scories éliminées  ce type de dénouement serait propre aux « agréables disputes ».

Le dénouement de Tite et Titus qui met fin à la querelle implique, de fait :

  • une mise en ordre (la tragédie est supérieure à la comédie héroïque) ;
  • l’élimination de scories : Apollon condamne le personnage de Domitie, inventé par Corneille, qu’il accuse d’extravaguer, tandis qu’il affirme sa préférence pour le français comme langue pure, et normée.

⇒ Le dénouement fait ainsi écho à la querelle des dictionnaires qui sévit alors.

Cette étude de cas invite à penser que pour chaque cas de la base de données, il faudra repérer, sans perdre de vue qu’il s’agit toujours de représentations sujettes à interprétation :

  • les domaines intellectuels concernés (langue, esthétique, poétique) ;

  • le lexique et les institutions concernées ;

  • les autres querelles et controverses qui apparaissent nécessairement.

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La querelle de Bérénice n'a pas eu lieu

Date

7 November 2011

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