Université Paris-Sorbonne(Paris-IV) Agence Nationale de la Recherche
Speaker: Richard Scholar
Séance 2 du le 13 novembre 2011 (compte-rendu rédigé par Jeanne-Marie Hostiou)
Le titre de cette séance semble paradoxal : l’utopie est a priori un lieu vierge de toute querelle. Or si le discours utopique est animé par le désir d’éliminer les querelles, celles-ci ont pourtant joué un rôle important dans la création des utopies. C’est dans les querelles qui président à sa création que prend forme le discours utopique. Autant de notions qu’il faut commencer par définir.
Les querelles sont ici appréhendées, en référence aux travaux menés lors du colloque de février, comme un cas particulier de dispute ou de polémique impliquant trois étapes : une plainte, une réponse et un jugement. Les querelles sont nécessairement littéraires puisqu’elles se font au moyen de l'écrit, mais elle ne le sont jamais exclusivement car elles glissent d'un domaine à un autre. Les querelles ne sont pourtant pas forcément constituées par un ensemble de textes (elles ne sont pas nécessairement intertexutelles), elles peuvent aussi prendre place au sein d’un même texte et le structurer (elles peuvent être intratextuelles) : cette séance se concentrera sur ces dernières.
Au cœur de cette tradition utopique, il y a l’œuvre de Thomas More et son Utopia (1516).
Trois traditions utopiques se sont emparées de cette œuvre pour lui donner son sens :
⇒ Chacune de ces traditions implique des définitions, des corpus et des approches disciplinaires différentes de l’utopie.
Que faut-il entendre par tradition ? Cette question intéresse More, et Erasme qui en propose une définition dans ses Adages. La « traditio » s’y voit définie comme le transfert de propriété d’un possesseur à un autre, quand on s’empare du bien d’un ennemi ou qu’on partage entre amis une propriété commune.
⇒ C’est précisément comme un « partage entre amis » que se donne l’Utopia de More : non seulement parce que le texte prend la forme d’une conversation entre amis, mais aussi parce qu’il est lui-même encadré de paratextes signés par des amis de More.
⇒ Ici, l’Utopie ne sera considérée ni comme une idée, ni comme un genre, ni comme un projet, mais comme un texte, celui de More – un texte ambigu au carrefour d’un ensemble complexe de traditions.
⇒ Le travail mené au cours de cette séance s’écartera notamment de l’histoire des idées, en tant qu’elle aborde le texte de More comme étant par-dessus tout une idée, exposée par More puis investie par d’autres textes.
L’histoire des idées s’est intéressée à l’Utopie en tant qu’elle cherche à résoudre un « problème collectif » : comment gérer la quantité limitée de ressources dans une société lorsque ses besoins sont potentiellement illimités ? Le propre de l’Utopie serait d’accepter ce problème et de tenter de le résoudre collectivement en créant un modèle de société qui soit équitable et peu conflictuel. Cette description s’inscrit dans la tradition philosophique de la recherche de la cité idéale, qui prend sa source chez Platon (République) puis Aristote (Politique). La production du discours utopique est animée par un désir d’éliminer les controverses, disputes et autres querelles.
A priori, c’est bien ce que dit l’Utopia, sous la forme d’un dialogue qui se déroule à Anvers entre l’explorateur Raphaël Hythlodée qui a découvert l’île d’Utopie, le narrateur Thomas More et son ami Pierre Gilles. Raphaël, qui décrit les us et coutumes des Utopiens, s’attarde sur la forme de gouvernement en exercice sur l’île. S’il y a des disputes en Utopie, il y en a moins qu’ailleurs et elles sont résolues plus aisément. La rareté initiale des disputes et leur résolution rapide sont le fruit des formes supérieures de gouvernement adoptées en Utopie. Le paratexte qui accompagne l’œuvre de More insiste sur cette idée : les épîtres préfacielles, notamment celle de Budé, saluent les principes pacificateurs qui sous-tendent la société utopienne, expressément conçue pour réduire au minimum les querelles, dans les domaines politique, religieux et économique. À ce sujet, on pense également à la tradition anglaise : à Winstanley et à Harrington, par exemple, dans les années 1650.
⇒ Par bien des égards, la tradition utopique, abordée par l’histoire des idées, apparaît comme une forme de pensée politique et sociale dont la raison d’être est de prévenir et de réglementer les querelles. C’est en cela que beaucoup ont relevé les tendances totalitaires de l’utopie comme contraires à la société démocratique.
Mais il y a bien davantage dans le texte de More que la description de l’île d’Utopie. Cette description n’apparaît que dans le second des deux livres et s’intègre dans un dialogue qui commence dès le premier livre. Cette description est donc encadrée au sein d’un dialogue lui-même enchâssé dans un récit-cadre (le discours autobiographique introductif) qui confère une dimension réaliste à l’ensemble en présentant les propos de Raphaël comme le récit d’une expérience.
Or plusieurs signes disséminés dans le récit laissent entendre qu’un jeu littéraire se joue derrière cet apparent récit d’expérience : le nom d’Utopie désigne un lieu qui n’existe pas, le nom d’Hythlodée renvoie par son étymologie à un « colporteur d’inepties », quant au nom de « More », Erasme nous rappelle qu’il signifie en latin « le fou ».
⇒ Selon que l’on privilégie les aspects sérieux ou plus fantaisistes du récit-cadre, le texte de More peut être lu comme le face à face d’un explorateur et d’un humaniste, ou comme celui d’un menteur et d’un fou, ce qui infléchit la lecture de la description de l’île d’Utopie : s’agit-il d’un exercice de réflexion sur la cité idéale ? ou un moyen d’illustrer la folie qu’il y aurait à vouloir appliquer de tels principes chimériques sur le monde réel ?
⇒ Forte de cette ambiguïté, l’Utopie de More apparaît comme un exemple paradigmatique de l’écriture sérieux-comique de la Renaissance. L’histoire des idées a fait abstraction de tout cet ensemble d’éléments à propos de cette œuvre qui n’est pas un simple discours théorique, mais une fiction oblique et complexe.
Le paratexte de l’œuvre conforte cette interprétation en insistant sur le caractère plaisant et fantaisiste de l’œuvre. Budé y voit une « pépinière de pensées élégantes et utiles » : non pas l’esquisse d’une société idéale, mais une expérience de pensée menée comme une quête de la beauté et de la vérité.
L’esprit de cette Utopie serait donc, à la fois, le serio ludere, mais aussi la libertas philosophandi, recherche anti-totalitaire de la vérité, qui s’exprime dans certains genres littéraires ouverts et informels, tels que la lettre et le dialogue, où se pratique de façon privilégiée l’argumentatio in utramque partem ainsi que le paradoxe (en tant que proposition qui va contre l’opinion commune et souvent de façon surprenante). Or la dispute est au cœur même de la pratique de la libertas philosophandi, forme informelle de dispute humaniste (qui se distingue d’une forme de la disputatio plus formelle des écoles et des cours de justice).
L’Utopia de More met en valeur ces différentes formes de disputes, formelle et informelle. Raphaël est celui qui parle librement et convainc ainsi son entourage, notamment les représentants de la justice punitive exercée en Angleterre (livre I), ce qui donne l’occasion d’une satire de la dispute formelle.
La forme même de l’Utopie est celle d’une dispute amicale, au sein de laquelle s’insère la description de l’île, et qui n’a d’autre juge que le lecteur du texte. C’est bien sous la forme de cette querelle intratextuelle que l’Utopia s’offre au lecteur.
⇒ Cet esprit sérieux-comique et libre-penseur ne peut être plus éloigné du tropisme totalitaire que la tradition attribue souvent à la tradition utopique.
Cet écart témoigne de deux façons opposées de comprendre la tradition utopique, comme discours qui use de moyens littéraires pour offrir des solutions sérieuses à de sérieux problèmes de théorie politique, ou comme forme de dialogue livrant une pépinière de paradoxes destinés à provoquer une réflexion critique chez le lecteur. Dans le premier cas, les querelles doivent être résolues par le discours utopique, dans le second, elles sont intrinsèques au discours utopique dont elles sont à la fois le cadre et l’outil.
À ce sujet, on pense à la tradition française : Rabelais mais aussi Montaigne. Montaigne est, a priori, réticent aux utopies : pour lui, la force de la coutume s’oppose à la réalisation des projets utopiques, puisque « nous prenons un monde déjà fait ». L’utopie ne serait qu’une de ces « altercations propres seulement à l’exercice de notre esprit ». Cette définition qui se donne comme négative apparaît pourtant comme une élégante défense de l’utopie comme expérience de pensée et outil heuristique permettant de se frayer un chemin vers une société moins mauvaise. De plus, cette définition négative se rapproche de celle, très positive, que Montaigne donne de l’essai comme exercice de la pensée, exposant que c’est dans la joute des esprits libres que la vie des hommes prend son sens ainsi que dans l’art de conférer qui se donne pour but la quête commune de la vérité.
⇒ Montaigne, utopiste malgré lui, occupe ainsi une place singulière et oblique dans l’histoire de la réception de l’utopie en tant qu’exercice de notre esprit, plutôt que projet social, selon le mode sérieux-comique de la dispute politique. Cette singularité le rend essentiel pour faire apparaître les résistances que ce mode de discours utopique a suscité, y compris chez ses héritiers.
La complexité de la réception du texte de More s’explique par les diverses approches qui ont été retenues pour l’aborder. L’approche de ce texte en histoire des idées fournit une description incomplète de l’Utopia de More ; la deuxième approche, textuelle, la complète en la rendant plus complexe. Il importe de mettre en lumière cette pluralité de perspectives au cœur de la tradition utopique, ainsi que les disputes que cette polysémie ne cesse de provoquer.
Event
Date
13 November 2011