Université Paris-Sorbonne(Paris-IV) Agence Nationale de la Recherche
Speaker: Lise Andries
Séance 4 du 05/12/2011 (compte-rendu rédigé par Jeanne-Marie Hostiou)
Intervenant: Lise Andries
Le dialogue des morts est un genre où la dispute joue un rôle important et où l’on rencontre des brigands, ce qui constituera ici un angle d’approche du genre. L’analyse du dialogue des morts invite à réfléchir sur le fait que les querelles dans le champ intellectuel et institutionnel au XVIIe et au XVIIIe siècle sont liées aux pratiques sociales. Il incite en outre à s’interroger sur la place du conflit et de la violence dans une société où la pratique des querelles intellectuelles prolongerait une brutalité des gestes et des paroles.
Le genre du dialogue des morts est abondamment pratiqué au XVIIIe siècle : on compte environ 200 dialogues, de la fin du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle1. Il s’agit d’un genre hétérogène, tant sur le plan éditorial (les dialogues peuvent être publiés de façon autonome ou en recueil – celui de Fontenelle en compte 36, celui de Fénelon 72) que pour les auteurs qui s’y livrent (les anonymes côtoient des écrivains illustres tels que Voltaire, Vauvenargues et Marmontel). Le genre peut être rapproché de la littérature pamphlétaire, du journalisme et de la littérature de colportage. Le dialogue des morts appartient au genre protéiforme du dialogue d’idées, mais il en constitue une catégorie autonome avec son histoire propre.
L’histoire du dialogue des morts remonte au Grec Lucien de Samosate (qui vit à Alexandrie au IIe siècle après JC), auteur de 30 dialogues qui mettent en scène des personnages mythologiques, des empereurs, des philosophes et des types humains (l’avare, l’orgueilleux…) dans le but de se moquer de la folie des hommes et de leurs vices. Lucien initie une thématique à la fois burlesque et satirique dans laquelle s’inscriront les dialogues de l’époque moderne en France, tout en gardant des liens avec le dialogue philosophique et le dialogue d’idée (Platon et Cicéron). Au XVIIe siècle, on trouve assez peu de dialogues des morts, jusqu’à ce que Fontenelle puis Fénelon renouvellent le genre et le remettent à la mode quand ils publient respectivement les Nouveaux dialogues des morts (en 1683) et les Dialogues des morts composés pour l’éducation de Monseigneur le duc de Bourgogne (entre 1692 et 1696). Après quoi, tout au long du XVIIIe siècle, seront publiés de nombreux dialogues du même genre, revendiquant l’héritage de Lucien, de Fontenelle ou de Fénelon, avec deux périodes de pointe, entre 1680 et 1710 (nombreuses imitations de Fontenelle) puis entre 1789 et 1795 (flambée de pamphlets dans le contexte révolutionnaire). Selon Maurice Roelens, le retour à la forme dialoguée serait favorisée par la période de mutation intellectuelle qui commence dans les années 1680, où s’instaure une « permanente confrontation entre l’ancien et le nouveau, l’ici et l’ailleurs, l’absolu et le relatif ».
Si ces dialogues se déroulent dans les Enfers de la mythologie (ou Champs Élysées), c’est en premier lieu par goût de l’exotisme : cet au-delà de fantaisie, qui est à la fois une utopie et une uchronie, autorise une liberté de ton dans la critique sur la situation ici-bas. Les Enfers apparaissent ensuite comme un locus amœnus qui relève de l’espace du loisir, favorisant le dialogue et la conversation comme le boudoir du XVIIIe siècle. Ce cadre très abstrait et artificiel des Enfers est lié en outre au recul de la peur de la mort, sujet dont on peut rire. Au XVIIIe siècle, les dialogues des morts ne sont pas des textes métaphysiques qui s’interrogeraient sur la mort et l’au-delà. Leur propos est autre et repose sur un paradoxe : ce sont des utopies sur fond d’éternité dont la préoccupation principale est de savoir ce qui se passe sur terre. L’intérêt des morts pour l’actualité est vif, même dans sa composante la plus éphémère (les caprices de la mode notamment). Le Dialogue entre Cartouche et Mandrin où l’on voit Proserpine se promener en Cabriolet dans les Enfers (1755) raconte ainsi la naissance de la mode du cabriolet dans les Enfers et introduit à un univers de frivolité et de divertissement, à une tonalité légère et burlesque qui l’emporte sur le macabre, même si des sujets plus profonds peuvent être abordés.
La dynamique formelle du genre du dialogue naît de la confrontation entre deux interlocuteurs aussi différents que possible. La théâtralisation de la parole et la dramatisation du mouvement de la pensée en fait un genre littéraire qui s’adapte particulièrement bien au paradoxe, mais aussi aux débats et aux querelles.
Certains dialogues ont une fonction purement didactique, informative ou pédagogique qui n’introduit pas de querelle, mais ce n’est pas le cas le plus fréquent.
Par leur souplesse formelle, les dialogues rendent compte de toutes sortes de querelles à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle. Sur le plan artistique, on se dispute sur les mérites comparés de l’épopée et de la fable (chez Fontelle), sur les bâtiments du Louvre (La Font de Saint Yenne) ou encore de la musique de Gluck (Marmontel). Plusieurs dialogues s’inscrivent dans le combat des Lumières contre les préjugés (l’astrologie, les comètes…). Il y a des querelles internes aux dialogues et des querelles externes, dont on parle à la cour et à la ville et dont les dialogues sont les reflets.
Il existe en outre un lien générique entre les dialogues des morts et la querelle des Anciens et des Modernes, parce que le genre du dialogue des morts possède un rapport très particulier au temps qui permet d’opposer le passé et le présent. Les Nouveaux dialogues des morts de Fontenelle sont composés de deux parties où se succèdent de manière symétrique des dialogues entre morts anciens, puis entre morts anciens et modernes, enfin entre morts modernes. Fénelon en revanche fait la part belle aux morts de l’Antiquité (49 dialogues sur 72 leur sont consacrés) et marque notamment sa préférence pour les artistes de l’Antiquité (dialogue 51). Tout au long du XVIIIe siècle, les dialogues des morts invitent à se rencontrer des personnages de l’Antiquité, de la Renaissance et de la période contemporaine, dans une sorte de prolongement de la querelle des Anciens et des Modernes. Toutefois, le centre de gravité se déplace à partir des années 1750 : c’est la valeur du monde contemporain qui devient la question principale (par exemple chez Voltaire, dans le Dialogue entre Marc-Aurèle et un récollet, 1751).
Au XVIIIe siècle, l’arrivée des brigands sur la scène des dialogues des morts change la donne : ils introduisent une dimension contestataire, de la critique sociale, un autre ton et d’autres thèmes.
Le premier dialogue des Entretiens des ombres aux Champs Élysées sur divers sujets d’histoire politique et de morale (Bruzen de la Martinière, 1722) met en scène Cartouche et monsieur d’Argenson, lieutenant général de police qui pourchasse le brigand. Le dialogue entre les deux hommes, très familier, place le marquis et l’homme du peuple sur un pied d’égalité. On retrouve le thème selon lequel les hommes sont tous égaux devant la mort et dans les Enfers qui apparaissent comme une sorte de démocratie spirituelle. Ce dialogue est aussi une dispute où Cartouche expose au marquis les causes économiques et sociales qui mènent au banditisme, et se livre avec force à une critique de la société contemporaine : il n’y a, pour lui, pas d’autre fatalité que la misère pour se faire brigand.
Dans le même dialogue entre Cartouche et d’Argenson, le brigand se compare à Alexandre. Cette thématique, qui rapproche conquérants et brigands, est fréquente dans les dialogues des morts et sera également développée par les philosophes des Lumières après 1750. Alexandre, qui apparaît déjà dans plusieurs dialogues de Lucien, est le personnage que l’on rencontre le plus souvent dans ces textes. Quatre dialogues de Fénelon condamnent l’esprit de conquête, dans un contexte particulier puisqu’ils sont destinés au dauphin. Beaucoup d’autres dialogues des morts traitent de la question du pouvoir et des rapports entre morale et politique : ils s’inscrivent dans la tradition des moralistes pour condamner les ambitions et donnent à voir une galerie de portraits de bons et de mauvais rois où brigands et conquérants jouent un rôle de contrepoint par rapport à la figure du bon roi (voir par exemple le sixième des Entretiens des ombres aux Champs Élysées).
Le Dialogue entre Charles XII, Roi de Suède, et Mandrin, Contrebandier, par Madame de Beaumer (1760), développe l’idée subversive, propre à la pensée des Lumières et au triomphe de l’individu, selon laquelle tout homme en vaut un autre, qu’il soit brigand ou roi. La mort de Mandrin sur l’échafaud est rapprochée de celle de Charles Ier d’Angleterre (il est tentant d’y voir une menace prémonitoire des événements historiques à venir). Par sa violence et ses revendications, ce dialogue constitue une rupture par rapport au dialogue aimable et plaisant, quoique critique, de Cartouche et du marquis d’Argenson.
La dimension morale et politique du dialogue des morts prend une tonalité tragique au moment de la Révolution. Dans ces dialogues, la mort n’a jamais été aussi proche puisqu’on peut rencontrer aux Enfers ceux qui sont morts la veille. Le temps, accéléré, rejoint l’actualité immédiate. Entre 1789 et 1795 de nombreux dialogues des morts sont publiés, dont au moins deux sous la forme de périodiques, qui renouent avec la tradition pamphlétaire où s’opposent royalistes et républicains, partisans et adversaires de Robespierre.
Par sa forme paradoxale comme par ses intentions, le dialogue des morts participe du combat des Lumières contre les préjugés. Il s’agit d’une littérature militante, anti-religieuse chez Voltaire, critique et subversive sur le plan politique lorsqu’elle compare les rois et les brigands. Ce genre s’adapte particulièrement bien, par sa souplesse et la liberté des rencontres rendues possibles aux Enfers, à la confrontation des idées, qu’elles soient d’ordre philosophique, esthétique ou politique. Il devient ainsi l’un des lieux privilégiés de la querelle des Anciens et des Modernes.
Le XVIIIe siècle est aussi le siècle de la conversation. L’exercice du dialogue des morts est à la fois savant et mondain, sérieux et frivole. Entre information et invention, réalité et fiction, éternité et actualité, c’est un genre littéraire ambigu qui associe la tradition de la grande danse macabre à l’art de la conversation entre gens du monde. Mais l’irruption des brigands puis la violence révolutionnaire font voler en éclats cette connivence intellectuelle et sociale. Le royaume mythologie et littéraire de la mort change alors de sens et rencontre la mort réelle, dans sa violence et sa théâtralité sanglante.
(1) Il existe peu d’études consacrées à ce genre. Cet présentation s’appuie toutefois sur trois références principales : Johan S.Egilsrud, Le « dialogue des morts » dans les littératures française, allemande et anglaise (1644-1789), Paris, L’Entente linotypiste, 1934 ; Stéphane Pujol, Le dialogue d’idées au dix-huitième siècle, Oxford, Voltaire Foundation, 2005 ; Claire Cazanave, Le dialogue à l’âge classique. Étude de la littérature dialogique en France au XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2007 (qui laisse de côté les dialogues des morts, considéré comme genre autonome).