Lunch Seminar (3): Portalis à la recherche de ses querelleurs

Speaker: Anne Simonin

Compte-rendu rédigé par Marion de Lencquesaing

Dossier

- Réponse aux Lettres sur les deux ouvrages de M. Portalis, étudiant en Droit en l’Université d’Aix, Avignon, 1764

Ce texte se compose en deux temps : une première partie où il s’agit de justifier M. Portalis, une seconde partie où l’auteur de la réponse étudie « l’ouvrage de ses censeurs » (p.4). Est incluse dans cette seconde partie un texte intitulé : « Consultation des Médecins de Montpellier » (p.16).

- Des Préjugés, extrait : « Idée générale des Préjugés ».

- un extrait d’un article de Cellier sur l’influence de Rousseau sur Portalis et le Code Civil, dans la Revue des études historiques, t.6, p.299 : il y a deux colonnes, l’une correspondant au texte de Portalis, l’autre à celui de Rousseau. Ce texte a été distribué durant la discussion.

Nous travaillons ici sur la dernière partie d’un dispositif textuel assez complexe. En outre, le Portalis concerné est celui des débuts : né en 1746, il n’a que 16 ou 17 ans lorsqu’il publie Des Préjugés (certainement en 1762, sans nom d’éditeur) et ses Observations sur un ouvrage intitulé Emile ou de l’éducation (1763). C’est donc un auteur jeune et méconnu, et non le « célèbre » Portalis du Code Civil.

Ces deux textes suscitent pourtant une violente querelle, où, selon l’un de ses biographes dans un écrit de 1869, est portée l’accusation de plagiat, où ses amis prennent sa défense, et où le débat « enflamme les passions locales ». Plus précisément, la querelle commence avec Des Préjugés pour continuer avec les Observations, qui sont un commentaire par Portalis sur les écrits de Rousseau. C’est ce deuxième ouvrage qui est l’objet des lettres contre Portalis.

Des Préjugés établit et commente une typologie entre différents types de préjugés :

- d’usage et de société (c’est la coutume) ;

- de partis (de théologiens par exemple) ;

- du siècle (le principe de l’ordalie) ;

- de système ;

- de politique.

Que vise Portalis ? Il semble construire une sorte de petit traité de morale, en établissant des « listes » d’antonymes, la vertu s’opposant au préjugé selon lui.

Les Observations sont extrêmement critiques à l’égard de Rousseau.

La polémique est donc suscitée par ces deux textes. Or, quelles sont ces fameuses lettres qui apparaissent dans le titre de notre Réponse ? et qu’est-ce qui les justifie ? Le texte des lettres est souvent cité, il est fait de débris, d’extraits de citations.

Peut-on retrouver l’attaque à partir de la défense ? En effet, nous n’avons qu’un « mémoire des attaques », mais pas les attaques en elles-mêmes. Cela pose donc la question de ce que l’on peut apprendre de la querelle à partir de la défense, et nous mène ainsi à croiser les regards de l’historien et du littéraire sur ce corpus incomplet et problématique : comment réagir en tant qu’historien et que littéraire, quel type d’interprétation peut-on faire ? Comment lire cette Réponse ?

Il faut noter que la querelle n’aura pas de suite, elle retombera rapidement. En outre, les biographes de Portalis minorent cette querelle, en la constituant comme un simple incident de jeunesse.

Discussion

La discussion porte sur plusieurs aspects du dossier :

- La nature véritable de cette querelle. Peut-on l’envisager comme une fiction ? Les attaques ont-elles véritablement existé ? Peut-on y voir un acte d’auto-promotion par lequel le jeune Portalis s’inventerait des ennemis ?

- La violence des attaques contre quelqu’un d’aussi jeune. Comment l’interpréter ? Pourquoi le texte des Préjugés a-t-il été pris pour commencer les attaques, alors que c’est le texte des Observations qui pose problème ?

- La présentation et la mise en page du texte. Comment interpréter les notes marginales, qui donnent les numéros des pages du libelle et apparaissent comme un gage de « sérieux » ? Y a-t-il une circulation de ce libelle ? La réponse qui s’articule sur deux colonnes comparant les deux textes (texte dit plagié, texte dit plagiaire) est typiquement un élément de juriste. La présentation est très soignée par rapport aux autres pamphlets de l’époque.

- Le problème du plagiat. Portalis est réellement plagiaire. Comment lire l’accusation de plagiat qui pèse contre lui ? S’agit-il d’une mise à mort symbolique ? Qu’en dit l’article « plagiat » de l’encyclopédie ? La question est ici aussi celle de la citation. Qu’est-ce que cela entraîne comme conséquences ? Ce n’est pas ici la question du droit d’auteur qui est en jeu : c’est le sens commun qui se constitue : tout le monde peut penser de cette façon là.

- Peut-on voir ici un événement qui s’inscrirait dans le cadre d’une disputation académique ? Quand Portalis a-t-il soutenu sa thèse ? Peut-on remettre ce texte en lien avec l’université (notamment les pratiques de soutenance où le public peut intervenir : on pourrait imaginer là une querelle académique qui dégénère) ?

- Un autre paramètre littéraire de détail : sur la première page on a le terme de « lettres », puis dans le corps du texte, celui de « libelle ». Les premières apparaissent comme un « moyen » respectable, quand le deuxième est une qualification péjorative.

- Comment interpréter la dernière partie (« Consultation des Médecins de Montpellier », p.16) ? On est dans le genre classique de la satire médicale : l’hypocondrie est la maladie des gens de lettres. On peut y voir une forme de pastiche. On retrouve le ton satirique du texte médical. Cela permettrait d’aller dans le sens d’une invention de la querelle.

- Dans l’extrait de l’article de Cellier sur l’influence de Rousseau sur Portalis et le Code Civil, on voit comment, avec le dispositif sur deux colonnes, Portalis fait une réponse, dans le Code Civil, à Rousseau sur la question de la protection de femme. La lecture de Rousseau, lecture de jeunesse, a eu une influence considérable sur lui, annonçant le Code Civil et prenant le contre-pied de Rousseau. Il faut noter aussi la recréation de la langue par le droit dans les deux colonnes (« langue qui passe au prisme de la guillotine »). On voit ainsi bien le lien entre littérature et droit – une querelle littéraire mène à la création d’un article fondamental du Code Civil. Il faudrait voir aussi la manière très étroite dont il lie le droit et la morale, dans des textes extrêmement radicaux. Dix ans après, on trouve ce lien tissé chez d’Holbach. C’est là que sa formation est essentielle.

- Comment entre en ligne de compte la formation de Portalis ? Ses lectures ? Les attaches parlementaires et religieuses de sa famille. Lui est oratorien apparemment, ce qui le rapproche des jansénistes et crée un problème intéressant lorsqu’il revendique la « modernité ». Et il s’en prend à Rousseau, lequel a des relations problématiques avec les jansénistes. Il faut voir aussi qu’il cite Bossuet, qui écrit pour le Dauphin un texte similaire à celui de l’Émile. Si la querelle est fictive, Portalis choisit à qui il veut être comparé ; dans le cas contraire, il faut considérer le corpus comme mobilisé par ses adversaires.

- Le vrai objet de la querelle, ce sont les attaques contre Rousseau. Or, on n’attaque pas Rousseau ici. Il y a un livre « caché » ; le véritable objet de la querelle n’est pas explicité. Avec l’expression « un enfant de plusieurs pères » (p.3), l’auteur répond à une hydre. Décrire l’ennemi comme un monstre à plusieurs têtes, c’est un topos de querelles assez classique.