Université Paris-Sorbonne(Paris-IV) Agence Nationale de la Recherche
Le but de l'étude est de rendre compte de la création dans la catégorie des « Lettres » à l'époque moderne, envisagée comme le secteur principal du champ culturel, en mettant en lumière la façon dont elle se transforme pour aboutir aux données fondamentales de la pratique littéraire, artistique, philosophique et intellectuelle qui domine dans l'Europe moderne. C'est à une généalogie de la création que nous espérons ainsi parvenir.
L'émergence à l'époque de la première modernité d'une réflexion sur les « Lettres » repose sur des changements dans la définition et la compréhension des processus intellectuels : en effet, la spécificité de la création littéraire est de ne pas aborder de front les questions épistémologiques, mais plutôt de les mettre en exemple, de les contourner, de les ébranler. En un temps où l'idée du « plaire et instruire » domine, les reconfigurations dans les différents domaines de la connaissance sont perceptibles à partir des modifications dans l'écriture des savoirs. C'est donc l'interaction de la création, des savoirs et des pratiques lettrées comme moteur de la création que notre projet propose d'approcher, en faisant l'hypothèse que l'émergence de nouveaux genres et de nouvelles formes rhétoriques à partir de formes plus anciennes procède des confrontations renouvelées dans la mise en discours des connaissances et leurs représentations, en un temps où les domaines disciplinaires sont loin d'être séparés de façon étanche. Par l'étude des différentes formes de disputes et la façon dont elles participent de ces processus, nous nous proposons d'explorer l'univers des relations intellectuelles, institutionnelles, politiques et artistiques qui irriguent les phénomènes de création. Penser la création à partir du concept de dispute implique de l'analyser sous l'angle des pratiques rhétoriques, d'envisager celles-ci sous l'espèce des rapports de force, des relations entre individus au sein de l'espace dans lequel elles se déploient, et de considérer les acteurs de la création comme les publics qui la reçoivent.
Il est manifeste que les disputes, polémiques et querelles constituent une dynamique structurante du champ culturel dans la période considérée : querelle des femmes, querelles des Anciens et des Modernes, « battle of the books », querelle des Bouffons, querelle du théâtre en France et en Angleterre, etc. C'est à travers elles que se définissent les valeurs qui y deviennent dominantes. Il est tout aussi manifeste que ces querelles sont particulièrement vives lorsque leur objet constitue un « cas ». Par exemple, lorsqu'en 1678 La Princesse de Clèves déclenche une querelle, Le Mercure galant lance une enquête auprès de ses lecteurs au moyen d'une question qui équivaut à présenter l'ouvrage comme mettant en scène un cas de morale conjugale ; l'analyse des réponses montre que la question a bien été perçue ainsi, mais aussi que la création littéraire a pu être accusée de s'immiscer dans des questions qui relèvent de la compétence des autorités habilitées à traiter de la casuistique. Le Mercure prétend alors transférer l'instance de jugement depuis l'autorité instituée vers une force nouvelle : l'opinion de son public ; cela en un temps où la casuistique fait l'objet de controverses. Le littéraire apparaît ainsi comme le révélateur des interrogations qui touchent à la fois à la morale sociale, à la religion, à l'état des savoirs et des croyances.