Introduction

L’équipe AGON propose une étude sur la création, principalement littéraire et artistique, à partir des pratiques sociales qui la suscitent, dans la première modernité (XVI– XVIII siècles). Le concept de création est ici entendu comme la production d’œuvres et de formes, d’images et d’idées, qui modifient les modes de pensée et de sensibilité. Sans dénier la pertinence des considérations de psychologie individuelle ou des analyses de poétique ou de génétique, nous en proposons une approche discursive qui l’envisage dans ses liens avec les usages, les besoins et les contraintes de la vie intellectuelle. Cette dynamique est révélatrice de certains des processus cognitifs à l'oeuvre, par la confrontation, la comparaison et l'opposition. La période retenue est celle où sont advenus des changement dont les effets persistent aujourd’hui, notamment la distinction des disciplines jadis fondues dans les « Lettres ».

L’angle d’étude adopté est l’analyse des situations de polémique : de la querelle des femmes à celle des Bouffons, en passant par celles de L'École des Femmes, du dessin et du coloris, ainsi que la longue querelle des Anciens et des Modernes. Le concept de « création » y est envisagé à partir des pratiques sociales qui suscitent la production d’œuvres, de formes, d’images et d’idées, et qui modifient les modes de pensée et de sensibilité par des pratiques discursives.

La période retenue est celle de la « première modernité » où advient la distinction des disciplines jadis fondues dans les « Lettres ». Dans tous les domaines, les débats d'idées et les affrontements structurent alors le champ culturel en formation. L'un des traits majeurs de la modernité est l'avènement de l'imprimé, qui permet de nouvelles formes de débat public. Dans ces conflits liés à la modernité, aux changements advenus dans les sciences, dans la pensée religieuse, dans la diffusion des savoirs ou encore dans la répartition des instances intellectuelles, les œuvres sont aussi bien des moyens d'intervention (Les Provinciales comme arme dans la controverse janséniste) que des objets de polémique (par exemple La Princesse de Clèves) : elles constituent des cas qui focalisent la discussion.

Les travaux menés au sein de l’équipe se fondent sur un double comparatisme : entre les divers domaines de la vie culturelle et entre deux pays, la France et la Grande-Bretagne. Les querelles et controverses ont pour partie été les mêmes de part et d'autre de la Manche (ainsi des épisodes de la querelle des Anciens et des Modernes et de la « Battle of the Books ») ou se sont déroulées sur les mêmes scènes (querelles du théâtre en Angleterre et en France), et elles sont pour partie différentes, ce qui fait ressortir les structures intellectuelles de chaque société. Cette enquête interdisciplinaire vise ainsi à participer d’une rénovation de l’histoire littéraire et culturelle, où les Lettres, les Arts, les sciences et la philosophie apparaissent comme les lieux où se révèlent les questions-clefs sur l’histoire et la société.

Les grands débats qui agitent l'époque moderne portent en effet sur des questions épistémologiques, religieuses, philosophiques. Ils mettent aux prises savants et gens de lettres, à toutes les extrémités de la République des Lettres. Les débats sont locaux mais se répondent aussi à travers l'Europe. Ils passent par des formes d'écriture diverses qui vont du traité à la correspondance, de l'enquête dans les périodiques au pamphlet. Ils s'appuient sur des rencontres et des discussions, dans les salons, dans les sociétés, dans les Académies, dans les cafés. D'où l'importance de saisir les pratiques en cours dans ces espaces et leurs interactions : ainsi le champ littéraire en formation se caractérise-t-il en France par la distribution entre un espace des salons, espace mondain et féminisé, et les académies, espace masculin et docte ; mais les querelles tendent sans cesse à passer d'un monde à l'autre. En Angleterre, les espaces d'échange sont différents (coffee-houses, clubs, academies et sociétés). Mais dans les deux pays, leurs logiques poussent les participants à repenser leurs pratiques, et parfois leur discipline. Ils mettent en jeu les frontières entre les savoirs, entre les modes de pensée et d'écriture, conduisant souvent à des reconfigurations génériques et disciplinaires.